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Pouvoir et liberté
Une approche de la théorie politique de
Hannah Arendt
par André Enegrén
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ÉLOGE
DE LA DÉSOBÉISSANCE CIVILE
ET DE L'AUTORITÉ
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(ÉTVDES,
Avril 1983)
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page6
Si les lois ne peuvent
être soumises aux fluctuations de l’opinion, on doit cependant envisager le
problème de la transformation du droit, ne serait-ce qu'afin d'empêcher des
règles inadaptées d'enserrer la dynamique du pouvoir dans une trame trop
serrée, et s'interroger plus précisément sur la manière d'atteindre à un
équilibre entre la stabilité de la loi la créativité de l'action.
C'est à ces questions que répond, en
partie du moins, un texte de 1970 consacré à analyser et à défendre l'idée
de "désobéissance civile" (16). Si aux Etats-Unis l'essai a contribué
à accréditer l'image d'une Hannah Arendt "gauchiste", on aurait
pourtant tort d'y chercher une quelconque apologie romantique de
l'insurrection violente. C'est en un sens bien particulier qu'elle entend la
désobéissance civile; celle-ci est le fait de "minorités organisées
unies par des décisions communes plutôt que par une communauté d'intérêts,
et par la volonté de s'opposer à la politique gouvernementale, même
lorsqu'elles peuvent estimer que cette politique a le soutien d'une majorité" (MV, p.62). Elle ne
peut en effet se manifester qu'au sein d'un
groupe, dont la dissidence prend la forme d'un défi public à une politique
sur la base d'un commun accord.
La désobéissance civile ne ressemble donc
pas à l'objection de conscience qui relève de la morale: ce n'est pas au nom d'une protestation de la conscience individuelle, mais
fort d'opinions
politiques partagées, qu'on est en droit de s'en prendre soit à des lois
jugées en retrait sur des aspirations collectives, soit à un gouvernement
"engagé dans une action dont la légalité et la constitutionnalité
sont gravement mises en doute" (MV, p. 80-81). Arendt ne s'inscrit
donc nullement dans une tradition qu'on pourrait dire cartésienne et qui fait
du moi un sol ontologique et un foyer de vérité; il n'est pas question
d'opposer une liberté qui siégerait au fond des cœurs aux tracasseries de
l'État, et tout l'accent est sur le pouvoir de la réflexion plurielle qui ne
cherche pas à se protéger du politique, mais à le prendre en charge par une
action à longue portée. Si Arendt propose de "constitutionnaliser la
désobéissance civile" (M V, p.90) aux Etats-Unis, c'est afin de
garantir plus fermement le droit d'association reconnu de façon trop
imprécise dans le premier Amendement de la Constitution américaine, qui
évoque seulement le droit du peuple à s'assembler pacifiquement et à
"pétitionner" le gouvernement.
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Cet éloge de la désobéissance civile
n'indique pas à notre sens une "radicalisation" de la
réflexion arendtienne, dont le but n'est pas d'institutionnaliser la
transgression. Il se situe dans le droit fil de la défense énergique des
droits des minorités dissidentes présente dans tous les textes. Déjà en
1953, en plein maccarthisme, un article affirmait qu'"à cette réalité
vivante (que sont les Etats-Unis), le dissent appartient autant que le consent"
(17). En outre, les nombreuses clauses restrictives dont est assortie la
proposition de constitutionnalisation témoignent de la prudence d'Arendt,
particulièrement sensible aux dangers d'idéologisation qui menacent les
associations dont elle veut encourager l'action.
Son souci est d'empêcher
qu'une majorité, même revêtue de l'autorité de la loi, puisse imposer une
suprématie capable d'étouffer des revendications concurrentes; mais la
manifestation de cette opinion dissidente ne doit pas entraîner la rupture du
pacte, le droit à la dissidence étant consubstantiel au consentement premier
et devant en conséquence être seulement reconnu comme tel par la loi. Il en
va comme si la possibilité de désunion était la marque d'une appartenance
plus profonde. |
On voit à quel point Arendt est éloignée
du civisme rousseauiste. Il n'existe pas d'évidence du bien commun; qui
s'écarte de la volonté victorieuse ne se trompe pas et nul n'est tenu
d'oublier ses particularités pour se dévouer au corps politique. De façon
plus surprenante, elle apparaît bien peu grecque et peu kantienne en
acceptant qu'un mouvement de désobéissance civile puisse corriger les lois.
Qu'on ne croie cependant pas que la légitimité populaire prime tout
bonnement sur la légalité juridique loin de battre en brèche un cadre
législatif modifiable au gré des circonstances, la désobéissance civile
apparaît plutôt comme une surenchère légaliste qui ne corrige la lettre
que pour abonder dans le sens de l'esprit des lois, en tout cas des lois de la
"République américaine". Par la désobéissance civile, la loi devient
ce qu'elle est !
Il est néanmoins possible de douter de la
cohésion du "type idéal" d'espace public ainsi esquissé, d'autant plus
que le pouvoir partout disséminé ne bénéficie de la complicité d'aucune
vérité, pas plus que la loi ne profite du secours d'un fondement
inébranlable. Dès lors, ne peut-on craindre que la force du lien politique
ne se détende et que le pouvoir ne s'effrite avant de se dissoudre dans les
oscillations de l'opinion? En tant que telles, les lois ne garantissent pas
suffisamment la permanence d'une communauté et c'est pour cette raison, afin
de donner une mémoire à l'espace politique, qu'Arendt insiste sur la
nécessité de l'autorité.
Au sens propre, l'autorité entraîne une
soumission qui ne doit rien à "l'usage de moyens extérieurs de
coercition" (CC, p. 123); elle incline les volontés en gagnant leur
assentiment par une sorte d'ascendant où n'entre aucun élément de
contrainte. L'étymologie est ici porteuse de sens, le mot d'autorité
renvoyant à la fois à l'auctor, l'instigateur d'actions, et à
l'idée d'"augmentation": il y a là un curieux enseignement
puisque ce que l'autorité augmente, selon l'interprétation de La Crise de
la Culture, "c'est la fondation" (p. 160). L'espace de
liberté qu'une fondation politique fait émerger, voilà précisément ce
qu'elle doit accroître:
"La conception même de l'autorité romaine
donne à penser que l'acte de fonder sécrète pour ainsi dire nécessairement
sa propre stabilité, sa propre permanence, que l'autorité dans ces
conditions n'est plus ou moins qu'une sorte d’ "augmentation" en
vertu de laquelle toutes les innovations et modifications restent liées à la
fondation que, d'autre part, elles étendent et augmentent" (ER, p.
299). Si la fondation lie le politique dans l'espace, l'autorité le lie dans
le temps en lui conférant un lest dans le passé, une dimension, non de
hauteur, mais de profondeur. On pourrait dire qu'à la parole donnée par la constitutio libertatis primitive répond la parole tenue par l'autorité.
Il est frappant de constater à quel point
ce que Tocqueville dit de la religion, qui "empêche de tout
concevoir et défend de tout oser" (18), s'applique à l'autorité
analysée dans La Crise de la Culture. Jouant le rôle d'une
transcendance qui garantit les évidences et borne le possible, elle figure
bien, comme ombre portée de l'initial, une sorte de "dette du sens" (19),
bien que le foyer de signification ne soit pas ici extérieur, mais seulement
antérieur, puisque le politique ne s'autorise que de lui-même. Plus
généralement, on aperçoit encore comment stabilité et nouveauté sont
conciliées: tout comme la loi est constitutive d'un pouvoir qu'elle n'inhibe
pas, mais favorise, l'autorité n'est nullement en contradiction avec une
apologie de la désobéissance civile. Il n'y a là que deux manières de
rappeler le politique à sa fondation. C'est sur cette métaphysique de la
fondation radieuse que devrait porter une critique constructive de la pensée
d'Arendt.
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tradition fugace
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prépas - Rubrique
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d'accueil de philagora
16- Repris dans MV,
p.57-109
17- Cité dans E. Young-Bruehl, Op cit., p.274
18- De la Démocratie en Amérique. I, Garnier-Flammarion. 1981, p.398
19- M. Gauchet. Cf. "La Dette du sens et les racines de l'Etat", Libre,
77-2
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