Au contraire, selon Arendt, le
politique ne suppose que le rassemblement d'hommes égaux décidés à
l'action, la "puissance" qui surgit de ce rassemblement étant
exclusive de tout acte d'allégeance. Ce pouvoir n'étant rien de
matériel ou d'instrumental, nul ne peut le conquérir ou se
l'approprier il n'existe qu'entre les hommes qui parlent et
agissent en commun; rebelle à toute définition chosiste, il se
corrompt en se consolidant. Comme l'affirme un passage suggestif de l'Essai:
"Le prétendu pouvoir du dirigeant qui est freiné dans un
gouvernement constitutionnel, limité, légitime, n'est pas en fait
pouvoir, mais violence, c'est la force décuplée de l'homme unique qui
a monopolisé le pouvoir de la multitude" (p. 221). Si Arendt
admet, sans s'expliquer très clairement sur cette distinction, que le
pouvoir peut bien être exercé "au nom" d'une communauté
politique, elle refuse toute forme de délégation réelle qui
entraînerait irrémédiablement une déperdition de la puissance de la
"multitude": le corps politique ne dispose donc d'aucune
faculté de substitution, tout pouvoir installé à distance de ce corps
étant voué à dépérir.
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Mais qu'en est-il
précisément de cette violence dont le pouvoir est l'antithèse?
L'élucidation de la violence politique exposée dans Du Mensonge à
la violence repose pour l'essentiel sur une description
phénoménologique économe en hypothèses. Parce qu'elle est
imprévisible, qu'elle introduit une rupture radicale dans l'ordre des
choses et que ses effets sont incommensurables à ce qui l'a provoquée,
la violence ressemble bien à l'action. A défaut d'être efficace, elle
est expéditive et peut même parfois être justifiée à des fins de libération.
Mais ce raccourci destructeur ne peut jamais être légitime ni
déboucher sur la liberté. Car, d'une part, la violence reste
toujours le moyen, souvent inapproprié, d'une fin extérieure, et,
d'autre part, elle a sa source dans un individu ou du moins dans un
groupe unanime. Geste muet, irresponsable et négatif qui ne travaille
pas à sa propre suppression, elle peut au mieux - dans le cas, par
exemple, d'une guerre de libération - faire place nette sans rien
instaurer. Succédané défaillant de l'action, elle ne peut que
détruire le pouvoir sans jamais être susceptible de l'engendrer, même
lorsqu'elle est exercée par une instance souveraine. Elle n'est donc
pas un excès de pouvoir, ni la manifestation ultime de celui-ci dans
l'épreuve de force, mais son autre radical. Ainsi "la
confrontation récente entre les chars russes et la résistance
totalement non violente du peuple tchécoslovaque constitue un exemple
typique de l'opposition entre la violence et le pouvoir à l'état
pur" (MV p. 163).
Cette très nette opposition permet encore
de saisir en quoi le pouvoir est pour Hannah Arendt une réalité
positive; loin qu'il faille restreindre cette capacité collective de
donner naissance, on doit en étendre le cercle par un partage qui
l'accroisse en le diffusant. Car ce n'est pas le pouvoir qu'il faut
redouter, mais l'impuissance convertie en force de qui prétend s'en
emparer. Il ne corrompt pas, mais se corrompt lorsqu'il est aliéné. |
On objectera que le pouvoir
est interrogé dans sa source et non dans son emploi, comme s'il
n'était pas appelé à s'exercer sur quelque chose et pouvait
renoncer à toute stratégie. Mais il n'y a pas là une négligence de
la part l'auteur, qui effectivement ne lui attribue aucune fonction :
ni rempart de la sécurité permettant de promouvoir le bien être
matériel, ni levier du bonheur social, "le pouvoir peut se passer
de toute justification" (MV, p. 16l) – non de la
légitimité -, puisqu'il existe à seule fin de préserver
l'"espace politique". La critique peut porter sur cette
intention, mais elle peut difficilement entamer la cohérence de la
vision qui en découle.
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9- R. Aron, Etudes politiques, Gallimard, 1972, page
154
10- J. Freund, L’essence du politique, Sirey, 1965, page 140
11- A. Radcliff- Brown, Préface à M. Fortes et E. E. Evans-Pritchard, African
polical System, Oxford University Press, 1950, page XIV.
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