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Pouvoir et liberté

Une approche de la théorie politique de Hannah Arendt

par André Enegrén

"LE RÈGNE DE LA LOI"

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   Le pouvoir n'a pas pour autant toute latitude de se porter aux extrêmes, sous peine de se transformer en tyrannie affranchie des lois (legibus soluta) ou en totalitarisme (dont la "légitimité" défie toute légalité positive en prétendant faire de l'humanité elle-même le vecteur de "la loi de l'Histoire ou de la Nature"; ST, p. 206). Aux régimes absolus, Arendt oppose très fermement l'idée d'une "république où règne la seule loi" (12). Il convient donc de délimiter le domaine d'application du pouvoir, et la très stricte démarcation opérée, notamment dans La Condition de l'homme moderne, entre le public et le privé a bien pour rôle de défendre ce dernier domaine de l'intrusion du politique. C'est même une liberté fondamentale que de pouvoir échapper à la "lumière" dispensée par l'espace public (13). Pourtant, la loi n'a pas pour objet principal de mieux préserver les libertés individuelles et la propriété personnelle, la cité restant première par rapport à l'individu. Au même titre que le pouvoir, la norme légale est une réalité positive dont le rôle est de constituer un corps politique.

Très généralement chez Arendt, toute chose ne prend forme que par des limites; la loi donne la règle qui est, si l'on veut, le préalable du jeu politique, seul capable de conférer une certaine stabilité à l'infinie diversité des affaires humaines qui, privées de cet ancrage institutionnel, seraient livrées au vertige. Elle contient, non seulement au sens libéral où elle endigue et interdit, mais aussi et surtout au sens où elle borne le politique et lui confère ainsi une armature et une durée positive.

   Plus précisément, avant d'être prescription, la loi est comme une enceinte ou un tracé artificiel qui sépare le monde politique de la nature. Car - il faut le souligner - en tant qu'être seulement naturel, assujetti à des processus physiques et biologiques, soumis à la poussée aveugle de la "nécessité", l'homme ne possède, encore selon Arendt, aucun droit. Loin d'être un fond d'existence vraie, un refuge d'authenticité, la nature n'est que le lieu de l'invisible, de l'inégal et de l'inéluctable; en conséquence, l'idée de droits privés ou naturels préexistant à un droit public est un leurre (14) et l'expression même de "droits de l'homme" introduit à des confusions: s'il faut saluer la grandeur de cet idéal, on doit aussi constater que quiconque n'appartient plus à une communauté politique risque fort de ne se voir reconnaître aucun droit au nom de sa seule humanité (ses vingt années d'exil, son travail social pour les enfants de réfugiés juifs et son bref internement au camp de Gurs ont confirmé Arendt sur ce point). C'est la raison pour laquelle Arendt peut soutenir qu'il n'existe peut-être qu'un seul droit de l'homme fondamental, celui d'appartenir à une communauté politique qui, elle, sera effectivement en mesure de garantir des droits.

   La loi assure la pérennité de la communauté politique non seulement en la soustrayant à la menace de l'indifférencié naturel, mais aussi en la préservant contre l'imprévisibilité de l'action. Son degré zéro est la convention première qui, tout comme le ferait une promesse (peut-être "la plus haute faculté humaine"; ER, p. 258), ménage dans l'avenir des plages de prévisibilité; l'espace politique est d'abord ce terrain d'entente fixé par un pacte, un "contrat horizontal (MV, p. 93) conclu entre égaux. Mais plus que sur l'idée de contrat (comme convention, venir ensemble), Arendt insiste sur l'idée de constitution qui établit les principes que l'action est tenue d'accepter avant d'innover. Moment législatif de la fondation, celle-ci institue l'aire d'une légalité qui donnera permanence à l'agir et dont le pouvoir ne peut renier les principes, sous peine de se dissoudre.

   Quant à la question classique du fondement de la loi, on doit essentiellement s'en tenir à des indications négatives (15). Mais puisqu'on ne peut la référer à un ordre naturel ou la confier à un processus historique, puisqu'il est impossible de l'absolutiser par une investiture transcendante, il est clair que la loi gardera une part d'arbitraire à laquelle il faut bien consentir. La vérité de cet artifice humain sans fondement ultime est celle d'une assurance fondée en elle-même, qui n'aura d'autorité que celle d'une libre convention. Les principes de la loi seront tenus pour évidents.

En somme, la loi n'est donc, dans la conception d'Arendt, ni l'instrument d'une oppression aliénante, ni l'arme de la justice sociale, ni même le rempart qui protégerait nos jouissances privées contre les empiétements de l'Etat. Borne qui constitue le pouvoir (il est remarquable qu'Arendt comprenne même la Constitution américaine comme destinée à augmenter celui-ci), le rôle de la loi est finalement d'assurer l'équilibre entre l'ancien et le nouveau, la permanence et la novation. Toute l'ambition de cette théorie politique est de penser ensemble ces deux concepts où la tradition n'a vu que des opposés.

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Notes:

12- Gespräche mit H. Arendt, Piper, Munich, 1976 page 74.
13- Cette liberté est notamment analysée dans CHM, p. 70- 90; Sur son origine chrétienne, Cf. CHM, page 353 sq. Le dernier discours prononcé par Arendt accentue remarquablement la dignité du "privé" : Cf. "Le Grand Jeu du monde", Esprit, Juillet-Août 1982, p. 21 – 29
14- B. Farago insiste à juste titre sur ce point dans l’état des libertés, Aubier- Montaigne, 1981. L’auteur retrouve sans si référer explicitement, plusieurs des thèmes d’Arendt, notamment lorsqu’il insiste sur la limitation des libertés (chap. 11), l’irréductibilité de la politique à la morale (chap. 5) et le caractère "constitutif" (p. 178) du droit. Ajoutons cependant que la liberté que vise Arendt ne semble pas tomber sous le coup de la critique de la liberté "privée par essence" (p. 13), "chef-d’œuvre de vie intérieure" (p. 8) menée par B. Farago.
15- Cf . E R, p. 270 – 278; CC p. 168 – 179 ; et l’essai "Vérité et politique" (dans CC).

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