Le pouvoir n'a pas
pour autant toute latitude de se porter aux extrêmes, sous peine de se
transformer en tyrannie affranchie des lois (legibus soluta) ou
en totalitarisme (dont la "légitimité" défie toute
légalité positive en prétendant faire de l'humanité elle-même le
vecteur de "la loi de l'Histoire ou de la Nature"; ST, p.
206). Aux régimes absolus, Arendt oppose très fermement l'idée d'une
"république où règne la seule loi" (12). Il convient donc
de délimiter le domaine d'application du pouvoir, et la très stricte
démarcation opérée, notamment dans La Condition de l'homme
moderne, entre le public et le privé a bien pour
rôle de défendre ce dernier domaine de l'intrusion du politique. C'est
même une liberté fondamentale que de pouvoir échapper à la
"lumière" dispensée par l'espace public (13). Pourtant, la
loi n'a pas pour objet principal de mieux préserver les libertés
individuelles et la propriété personnelle, la cité restant première
par rapport à l'individu. Au même titre que le pouvoir, la norme
légale est une réalité positive dont le rôle est de constituer un
corps politique.
Très
généralement chez Arendt, toute chose ne prend forme que par
des limites; la loi donne la règle qui est, si l'on veut, le
préalable du jeu politique, seul capable de conférer une
certaine stabilité à l'infinie diversité des affaires
humaines qui, privées de cet ancrage institutionnel, seraient
livrées au vertige. Elle contient, non seulement au sens
libéral où elle endigue et interdit, mais aussi et surtout au
sens où elle borne le politique et lui confère ainsi une
armature et une durée positive.
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Plus précisément,
avant d'être prescription, la loi est comme une enceinte ou un tracé
artificiel qui sépare le monde politique de la nature. Car - il faut le
souligner - en tant qu'être seulement naturel, assujetti à des
processus physiques et biologiques, soumis à la poussée aveugle de la
"nécessité", l'homme ne possède, encore selon Arendt, aucun
droit. Loin d'être un fond d'existence vraie, un refuge
d'authenticité, la nature n'est que le lieu de l'invisible, de
l'inégal et de l'inéluctable; en conséquence, l'idée de droits
privés ou naturels préexistant à un droit public est un leurre (14)
et l'expression même de "droits de l'homme" introduit à des
confusions: s'il faut saluer la grandeur de cet idéal, on doit aussi
constater que quiconque n'appartient plus à une communauté politique
risque fort de ne se voir reconnaître aucun droit au nom de sa seule
humanité (ses vingt années d'exil, son travail social pour les enfants
de réfugiés juifs et son bref internement au camp de Gurs ont
confirmé Arendt sur ce point). C'est la raison pour laquelle Arendt
peut soutenir qu'il n'existe peut-être qu'un seul droit de l'homme
fondamental, celui d'appartenir à une communauté politique qui, elle,
sera effectivement en mesure de garantir des droits.
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La loi assure la pérennité de la
communauté politique non seulement en la soustrayant à la menace de
l'indifférencié naturel, mais aussi en la préservant contre
l'imprévisibilité de l'action. Son degré zéro est la convention
première qui, tout comme le ferait une promesse (peut-être "la
plus haute faculté humaine"; ER, p. 258), ménage dans
l'avenir des plages de prévisibilité; l'espace politique est d'abord
ce terrain d'entente fixé par un pacte, un "contrat horizontal (MV,
p. 93) conclu entre égaux. Mais plus que sur l'idée de contrat
(comme convention, venir ensemble), Arendt insiste sur l'idée de constitution
qui établit les principes que l'action est tenue d'accepter avant
d'innover. Moment législatif de la fondation, celle-ci institue l'aire
d'une légalité qui donnera permanence à l'agir et dont le pouvoir ne
peut renier les principes, sous peine de se dissoudre.
Quant à la question classique du
fondement de la loi, on doit essentiellement s'en tenir à des
indications négatives (15). Mais puisqu'on ne peut la référer à un
ordre naturel ou la confier à un processus historique, puisqu'il est
impossible de l'absolutiser par une investiture transcendante, il est
clair que la loi gardera une part d'arbitraire à laquelle il faut bien
consentir. La vérité de cet artifice humain sans fondement ultime est
celle d'une assurance fondée en elle-même, qui n'aura d'autorité que
celle d'une libre convention. Les principes de la loi seront tenus pour
évidents.
En somme, la
loi n'est donc, dans la conception d'Arendt, ni l'instrument
d'une oppression aliénante, ni l'arme de la justice sociale,
ni même le rempart qui protégerait nos jouissances
privées contre les empiétements de l'Etat. Borne qui constitue
le pouvoir (il est remarquable qu'Arendt comprenne même la
Constitution américaine comme destinée à augmenter celui-ci),
le rôle de la loi est finalement d'assurer l'équilibre entre
l'ancien et le nouveau, la permanence et la novation. Toute
l'ambition de cette théorie politique est de penser ensemble
ces deux concepts où la tradition n'a vu que des opposés.
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Éloge
de la désobéissance civile et de l'autorité
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Notes:
12- Gespräche mit H.
Arendt, Piper, Munich, 1976 page 74.
13- Cette liberté est notamment analysée dans CHM, p. 70- 90; Sur son origine
chrétienne, Cf. CHM, page 353 sq. Le dernier discours prononcé par Arendt
accentue remarquablement la dignité du "privé" : Cf. "Le
Grand Jeu du monde", Esprit, Juillet-Août 1982, p. 21 – 29
14- B. Farago insiste à juste titre sur ce point dans l’état des
libertés, Aubier- Montaigne, 1981. L’auteur retrouve sans si référer
explicitement, plusieurs des thèmes d’Arendt, notamment lorsqu’il insiste
sur la limitation des libertés (chap. 11), l’irréductibilité de la
politique à la morale (chap. 5) et le caractère "constitutif" (p.
178) du droit. Ajoutons cependant que la liberté que vise Arendt ne semble pas
tomber sous le coup de la critique de la liberté "privée par
essence" (p. 13), "chef-d’œuvre de vie intérieure" (p. 8)
menée par B. Farago.
15- Cf . E R, p. 270 – 278; CC p. 168 – 179 ; et l’essai
"Vérité et politique" (dans CC).
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