PHILAGORA

- -

¤ Recevoir les nouveautés!

¤ RECHERCHER

¤ CHAT1   ¤ CHAT2


Hébergement du site
co
nfié 
à:

www.francexpress.com

¤ Infos-Pub 

--

 

¤ Philagora.net

¤

¤ Forum 2001
vos annonces-

¤ Forums: aides aux dissert de philosophie
- Échanges TPE

¤ Philosophie: 
- Philo-
Bac
-
cours  
- philo-express  
- Citations
- Philo-
Prépas 
- Philo-
Fac - Prepagreg  
Le grenier
- Aide aux dissertations

¤ Epistémologie 

¤ Art, Musées, fêtes,  manifestations culturelles, cuisine, emploi

¤ Français  poésie, théâtre, prose
Bac français, parcours initiatiques

¤ Mare nostrum

¤ Lectures, des aperçus

¤ Travaux Personnels Encadrés Forum TPE

¤ Contes pour enfants en musique!

¤ Occitan-Catalan

¤ Revue Pôle- international

¤ Francophonie

¤ L'Association philagora
Pourquoi ce site?

- Philagora tous droits réservés. ©
www.philagora.net
www.philagora.com 
-CNIL n°713062-
philagora@philagora.net


¤ Infos-Pub-
-

 

Arts, langage et herméneutique esthétique.   
Entretien avec Paul Ricoeur

-Première partie
-Deuxième partie

Pensez-vous que l'art puisse être effectivement un chemin d'accès à la transcendance divine?

Oui, mais sans contrainte, sans injonction.

Par cheminement interne? C'est le cas de Messiaen?

On n'est pas obligé de partager la motivation de sa composition, même s'il y a pour le créateur une adhérence complète de sa motivation à sa composition. Et l'amateur n'est pas forcé de répéter son chemin. La suivance n'est pas ici de l'ordre de l'imitation de sa motivation. Prenons un cas intermédiaire: la tonalité maçonnique de Figaro. On n'est pas du tout forcé de partager cette religiosité rationalisante et de suivre un chemin qui n'est pas le sien. Je prends l'exemple d'un théologien que j'admire, Karl Barth, qui mettait Mozart au-dessus de Bach. Bach était intentionnellement religieux, Mozart non. Mais on peut écouter Mozart avec une ferveur qui révèlera en nous des motivations religieuses. Bach constitue le seuil en quelque sorte, franchissable ou non, de l'esthétique religieuse. Kant, lui, avait admis un autre seuil: celui de l'éthique par le sublime. Dans le sublime notre imagination est débordée par l'excès, quantitatif ou dynamique; mais nous sommes à l'abri, c'est-à-dire que nous réaffirmons notre supériorité morale face à la supériorité des forces qui nous écraseraient si nous leur étions livrés. Mais on peut dire aussi qu'une tonalité éthico-religieuse est évoquée par le "Ciel étoilé au-dessus de nos têtes". Le sublime a aussi une valence potentiellement religieuse, mais pas expressément, ni nécessairement.

Vladimir Jankélévitch note à propos de la musique une autre forme de seuil: celui du mystère, de l'inexprimable qui renvoie au travail sans fin, inlassable, inépuisable du langage pour dire ce qui ne peut se dire ou se dire que par allusion, suggestion, allégorie, métaphore. Le mystère musical, écrit-il, n'est pas l'indicible, mais l'ineffable. C'est la nuit noire de la mort qui est l'indicible, parce qu'elle est ténèbre impénétrable et désespérant non-être, et parce qu'un mur infranchissable nous barre de son mystère: est indicible, à cet égard, ce dont il n'y a absolument rien à dire, et qui rend l'homme muet en accablant sa raison et en médusant son discours. Et l'ineffable, tout à l'inverse, est inexprimable parce qu'il y a sur lui infiniment, interminablement à dire: tel l'insondable mystère de Dieu, tel l'inépuisable mystère d'amour, qui est mystère poétique par excellence (15). Pensez-vous que l'art soit une manière d'accéder à cette frontière de l'indicible ou de l'ineffable, la mort, l'amour, l'expérience mystique et peut-être encore d'autres régions similaires, ce qui soulignerait la fonction uchronique et utopique de l'art?

L'ineffable a un caractère d'incohésion, d'indifférenciation qui est justement surmonté par l'œuvre d'art. Celle-ci est certes structurée autrement que dans le langage, mais elle est structurée; et en ce sens chaque œuvre d'art a la singularité de sa structuration. Dans les pages que j'ai consacrées à l'expérience esthétique à la fin de La Critique et la conviction, j'ai surtout insisté sur ce caractère structuré singulier, le fait que chaque œuvre est la résolution d'un problème. On peut reprendre ici les analyses de Merleau-Ponty sur Cézanne (16). Dans la peinture le problème est lui-même singulier: c'est la conjonction, dans une même requête, entre la couleur, la forme et la lumière, et cette combinatoire est chaque fois singulière. Ce qui me paraît ineffable, je le mettrais non pas dans chaque peinture, mais dans ce qui l'a provoquée, à savoir, si l'on prend l'exemple de Cézanne, dans ce retour permanent sur l'objet de la peinture, comme s'il y avait un inépuisable à dire. Il y a une sorte d'approximation tenace, à la faveur d'une autre perspective, d'un autre profil, chaque fois différents. Ainsi le signifié "Montagne Sainte-Victoire", si l'on peut dire, est une exigence de signifier plus. J'insisterais là sur l'injonction ineffable et l'effectuation chaque fois singulière. C'est une analyse que j'avais trouvée admirablement faite par Granger (17) à propos de l'algèbre de Pascal. Le nom propre est le nom de la singularité de la résolution du problème. Nous retrouvons là l'affirmation initiale: cette singularité de la résolution d'un problème, qui apporte une réponse singulière à un défi singulier, est éminemment communicable. Nous compensons le défaut d'universalité de la résolution singulière du problème par la communicabilité. Il y a évidemment un parallèle avec Kant, quand il souligne que c'est le jeu de l'entendement et de l'imagination qui est communicable. Et dans le cas de la résolution d'un problème, on peut dire que c'est le jeu du défi et de la solution.

On peut aussi entendre autre chose dans ce que vous venez de dire à propos de Cézanne. Quel est en effet ce besoin de sans cesse reprendre ces approximations de l'objet peint? N'est-ce pas la question thématisée par Husserl (18) du flux des Abschattungen, des faces, des esquisses, des profils, des silhouettes dans un horizon temporel de perception? L'œuvre d'art serait-elle alors, en termes husserliens, plutôt du côté du corrélat noématique, du côté de l'objet transcendantal, ou de la noèse, du côté de l'intentionnalité du sujet, ne serait-ce pas finalement cette relation entre l'objet visé et la visée de l'objet qui pourrait définir l'œuvre d'art?

Je voudrais aborder cette question-là par son équivalent linguistique. à savoir qu'une linguistique de type saussurien, binaire, ne fonctionne pas. Signifiant et signifié c'est l'envers et l'endroit du signe. Il faut une sémiotique à trois termes: signifiant, signifié, référent. C'est la demande du référent qui n'est jamais épuisée par le binaire signifiant- signifié.

Est-ce que ce référent est un imaginaire, au sens où l'entendent par exemple Sartre et une certaine tradition phénoménologique, et l'accès au référent passe-t-il nécessairement par le langage?

Je veux dire que le référent est extérieur au signe; mais il y a plusieurs modes d'extériorité. C'est peut-être dans la nature de l'extériorité qu'est le problème. Dans la peinture vous avez des paysages, des portraits, des sujets intimistes, des motifs allégoriques, des compositions abstraites, etc. Prenez par exemple Poussin; c'est un exemple remarquable, parce qu'il entremêle constamment des figures chrétiennes, des figures païennes et des paysages. La demande de sens vient ici de l'enchevêtrement de multiples référents dont les uns sont littéraires, mythologiques, bibliques, les autres naturalistes, avec une sorte de contamination mutuelle, parce que la nature devient à la fois païenne et biblique et réciproquement les figures mythologiques et bibliques sont investies dans la nature. Pour en revenir au rapport avec le langage, ce n'est pas sans une certaine culture verbale que l'on peut appréhender ce genre d'œuvres. Ne faudrait-il donc pas poser la question autrement: peut-on imaginer des arts chez des êtres qui n'auraient pas de langage? Est-ce que seuls des êtres qui ont pu signifier par mots et par phrases ont pu avoir l'idée de l'iconicité du fantasmatique, de sa valeur référentielle et pas seulement signifiante interne, de renvoi à autre chose?

La musique est finalement le cas limite. La plupart des musiciens en effet ne sont pas dans le langage, ils sont dans l'organisation du son. C'est peut-être le rapport entre le signifié et le son qui est le cas limite.

Oui, mais il faut aussi prendre tous les arts ensemble. Il y a la musique parce qu'à côté il y a la peinture, le théâtre, etc. Dans la symphonie des arts il y a des gradations où le langage va decrescendo depuis le roman, le théâtre, le narratif, jusqu'à la musique, en passant par la peinture, la sculpture, les arts intermédiaires. Il restera toujours au langage cette supériorité qu'il nous permet de parler sur la musique. Alors y aurait-il des arts, y compris la musique, sans la capacité réflexive du langage, qui est d'essayer de donner des noms à ces humeurs dont nous avons parlé? Nos émotions en effet sont aussi le produit d'une grande littérature de dénomination, d'exploration et aussi de structuration des passions, comme l'ont souligné Descartes ou Spinoza, qui consiste non seulement à les dénommer, mais aussi à les mettre en ordre et éventuellement à les dériver dans le cadre d'une grande systématique.

C'est ce que vous appelleriez la "refiguration" qui exprime la capacité pour l'œuvre d'art de restructurer le monde du lecteur, de l'auditeur ou du spectateur en bousculant son horizon, contestant ses attentes, remodelant ses humeurs en les retravaillant de l'intérieur, ce que vous nommez si justement "le pouvoir de morsure de l'œuvre sur le monde de notre expérience" (19)?

Ce travail n'est-il pas absolument parallèle dans le langage à ce qui se fait hors du langage par les arts non transcriptibles en langage comme la musique essentiellement, mais aussi à des degrés divers la peinture et la sculpture? La possibilité de "parler sur" appartient sans doute au caractère de signifiance attaché à des signes verbaux et des signes non verbaux et à leur capacité de s'interpréter mutuellement. La musique donne peut-être à penser en donnant à parler. Le travail de critique musicale nous aide au fond à comprendre non seulement comment une œuvre est structurée, mais comment elle structure les sentiments, et à essayer de dénommer les sentiments ainsi créés: qu'est-ce qui dans notre langage, nous demandons-nous, serait le plus approchant de la singularité de cette humeur-là?

Léos Janacek dit en substance que là où manque la parole, commence la musique, là où s'arrêtent les mots, on se met à chanter...

C'est encore là une manière de dire, car c'est aussi une marque du langage que les mots manquent: il s'agit d'un manque dans le langage. Peut-être tous les arts sont-ils aussi en manque d'une autre façon.

De quoi?

Probablement de l'impulsion créatrice qui est ce que nous appelons l'ineffable, l'informe, qui ne va être que partiellement épuisé par les formes. La mise en forme est à la fois une avancée, mais en même temps un défaut par rapport à ce qui veut être dit. Quelque chose demande à être figuré, composé, structuré. Quoi? On peut prendre des noms dans d'autres registres des sciences humaines, comme l'éthique, le religieux, etc. Il resterait l'intraduisible dans aucune autre espèce de langage qui ne serait pas l'un de ceux-là.

Vous admettez cette notion d'intraduisible absolu qui serait peut-être cet imaginaire transcendantal? Peut-on le concevoir philosophiquement?

Sinon que par le manque, l'être-en-défaut, qui est aussi un être-en-dette. Il y a de très belles analyses heideggeriennes sur la Schuld qui est plus que morale: c'est l'être-en-dette, qui est aussi lié à l'être qu'il appelle gefallen, c'est-à-dire borné dans son être situé.

Finalement, par rapport à ce que dit Wittgenstein: "Ce dont on ne peut parler, il faut le taire" (20), ne peut-on pas soutenir l'inverse par rapport à l'intraduisible: ce qui ne peut se dire il faut essayer sans cesse de le dire?

Oui, vous évoquez la conclusion du Tractacus, c'est-à-dire un type de discours fermé qui dénomme à la fin son propre manque. Mais Wittgenstein explore aussi le langage ordinaire, la mystique, la morale. Il y a d'autres jeux de langage possibles. Dans le Tractacus il n'a joué que d'un seul, celui qui est parfaitement structuré dans le théorétique pur par: "Cela est le cas". La clôture de ce discours se dénomme elle-même à la fin par le silence; mais ce silence peut être brisé par un autre type de discours, par Wittgenstein lui-même, qui n'a cessé en effet de parler... Et le Tractacus devient ainsi une sorte d'îlot fermé dans une mer de discours.

Vous venez d'évoquer les notions de manque, d'absence, de silence. Comment voyez-vous l'instauration par l'œuvre d'art de cet autre que le silence, de cet autre que l'absence?

C'est l'œuvre d'art elle-même. La musique précisément rompt le silence, même si elle crée aussi du silence. Elle se détache sur du silence et elle révèle en quelque sorte le silence, à la fois interstitiel et environnant, et peut-être y reconduit-elle par le sentiment que tout n'est pas dit en cette œuvre, puisqu'il y aura d'autres œuvres. On pourrait même dire que l'artiste est l'unité de multiples œuvres: ce qui n'est pas dit dans l'une est dit dans l'autre. L'identité du créateur se démultiplie, se fragmente et se recompose à travers cette série qui constitue l'essai d'approximation d'un inépuisable. On reconnaît d'ailleurs les œuvres; on dit: c'est un Cézanne, c'est un Monet. Les séries, c'est ce qui en fait l'intérêt, témoignent de l'identité du créateur.

L'inépuisable c'est peut-être aussi l'inépuisable de l'identité-ipséité, celle, pour vous citer, dun "sujet capable de se désigner comme étant lui-même l'auteur de ses paroles et de ses actes, un sujet non substantiel et non immuable, mais néanmoins responsable de son dire et de son faire" (21). Finalement ne reconnaît-on pas l'ipséité d'un Picasso bien qu'il ait changé, lui aussi, d'une période à l'autre?

J'avais tenté d'étendre au-delà de son lieu de naissance (22) cette distinction risquée des deux sortes d'identité, l'identité répétitive du même, de l'idem ou de la "mêmeté", d'une part, et l'identité en construction de l'ipse, d'autre part (distinction qui se repère par selbig et selbst en allemand, same et self en anglais). J'avais d'abord pensé surtout à la construction narrative de l'identité (23) dans l'ipséité/; mais je l'ai aussi appliquée à sa tenue de promesse: je maintiendrai dans la "tenue". N'y a t-il pas aussi une tenue, un maintien, qui fait qu'on reconnaît à une seule œuvre le même auteur? C'est une mêmeté intéressante, puisqu'elle est la mêmeté d'une suite en nouveauté. Chaque œuvre est chaque fois une œuvre nouvelle, mais qui, en recevant une suite, désigne l'ipséité du créateur...

Et peut-être aussi du récepteur?

Comprendre, pour le spectateur ou l'auditeur, c'est aussi savoir faire le trajet d'une œuvre à l'autre: le jeu de l'identité et de la pluralité dans la composition d'une promesse à soi, d'un maintien dans la diversité. Il y a là d'ailleurs un aspect éthique. "Je maintiendrai", c'est une promesse tenue, en tout cas un dessein poursuivi, une fidélité à soi-même, qui n'est pas une imitation répétitive, mais une création fidèle à soi, une fidélité dans la progression de la même promesse, dans la multiplicité de ses effectuations.

Cela fait penser à la question de l'uchronie ou de l'utopie. Finalement cette ipséité-là ouvre un monde, elle n'est pas simplement une manière "d'habiter le monde" tel qu'il est. C'est cet autre monde-là qui est une promesse presque eschatologique.

Je crois qu'il faut maintenir le mot monde: il désigne une possibilité d'habiter, ou une habitabilité mise à l'épreuve. Un monde, c'est quelque chose où je me trouve et que je peux habiter sous diverses modalités, selon qu'il est hospitalier, familier, étrange, hostile. Les tableaux de désastres marins, d'étendues de ciels, de déserts glaciaires montrent un espace où il n'est pas possible de mettre un abri humain: ainsi est restitué à sa fragilité l'acte d'habiter soumis à la vulnérabilité de l'être dans un monde hostile. La notion même d'abri est intéressante pour l'habiter, parce que c'est le rapport de la menace à la sécurité, en même temps la délimitation d'un espace partagé entre un intérieur et un extérieur. Toute œuvre d'art répète peut-être ce rapport de l'intérieur et de l'extérieur. En peinture c'est aussi la réflexion sur les marges, et le cadre est parfois interprété par certains comme une fenêtre creusée: l'immensité du monde est comme découpée à l'intérieur du cadre par une sorte de fente, de mise en abîme creusée dans l'espace fermé du cadre. En refigurant notre monde, l'œuvre d'art se révèle à son tour capable d'être un monde.

Cette notion de monde n'est-elle pas un peu trop "mondaine", à tous les sens du terme? Cela renvoie à la question de l'éthique évoquée précédemment dont on peut se demander si elle fait partie d'un monde, même si elle renvoie au monde?

L'éthique a pour fonction d'orienter l'action, tandis que dans l'esthétique il y a suspension de l'action et donc, du même coup, du permis et du défendu, de l'obligatoire et du souhaitable. Je crois qu'il faut maintenir la catégorie de l'imagination, qui est un bon guide. L'imagination c'est le non-censurable...

Pour l'art?

Oui, pour l'art, sous toutes ses formes. Toutes les fois que des mises en forme deviennent coutumières et se transforment en injonctions, en "éthisant" en quelque sorte l'esthétique, il y a nécessité d'un moment de rupture, de provocation, comme le montrent en musique les exemples de Schœnberg, de Varèse ou de Boulez. Cela pour regagner la libre expansion de l'imaginaire, défini par cette capacité non-censurée.

Quel est le rapport justement entre cette non-censure et la censure potentielle de l'éthique qui suppose des interdits et des commandements éthiques ("Tu ne tueras point"), alors qu'en principe il n'y a pas de commandements esthétiques?

Ce qu'il ne faut pas faire, c'est tirer une éthique d'une esthétique, ce qui est la contre-partie de la libération de l'esthétique par rapport à l'éthique. De ce point de vue-là je dirais avec les Médiévaux qu'il faut maintenir la parfaite autonomie de chacun des grands Transcendantaux: le Juste, le Vrai, le Beau. Et le Beau n'est ni juste ni vrai. D'accord pour que l'Être soit dit par le beau, oui, mais justement il n'est pas dit sur le mode véritatif, ni sur le mode injonctif.

Vous n'êtes donc pas d'accord, semble-t-il, avec les postmodernes qui font de l'esthétique une éthique et de l'éthique une esthétique, en particulier avec toutes ces théories à la mode qui consistent à faire de la vie une œuvre d'art, un chef-d'œuvre esthétique?

En particulier avec toute l'esthétisation de l'interprétation nietzschéenne. C'est là où je rejoins tout à fait les dernières positions de Derrida, si proche de Lévinas maintenant, disant: "Il y a une seule chose qu'on ne peut pas déconstruire, c'est l'idée de Justice". Je crois vraiment que l'idée de Justice est irréductible à toute idée esthétique. Alors est-ce que l'esthétique peut nous suggérer quelque chose concernant la Justice? C'est peut-être cette voie latérale que Kant lui-même a explorée par le Sublime, comme distinct du Beau. Toute esthétique n'est pas une esthétique du Beau. Dans la mesure où toute beauté, en particulier par sa rupture avec l'utilitaire, nous élève, elle revêt une signification éthique potentielle, ne serait-ce que parce qu'elle démontre que tout ne rentre pas dans l'ordre marchand. Cela a une signification morale: la personne n'est pas un moyen, mais une fin. L'esthétique, en nous libérant de la dictature de l'utilitaire et de l'ordre marchand, opère comme le début d'une conversion à l'autre que l'utilitaire ou même que le plaisant.

Peut-on dire que l'art introduit à une "communauté pathétique" comme le soutient votre collègue Michel Henry ou à une communauté de Justes au sens lévinassien? Dans certaines œuvres de Mozart, de Haydn, de Beethoven on sent bien cette nostalgie ou cette attente d'une communauté humaine authentique.

Là il faudrait corriger ce que j'ai affirmé précédemment en disant que l'éthique est la régulation de l'action. Il ne faut pas séparer en effet l'homme agissant de l'homme souffrant, le pratique du pathique. C'est peut-être au point de l'articulation du pratique et du pathique que l'esthétique a quelque chose à dire, comme l'a montré en particulier Michel Henry qui étudie finement les figurations en extériorité du pathique dans la peinture, notamment chez Kandinsky (24). Ce que nous avons dit des humeurs relève également du pathique. Peut-être serions-nous là dans la zone où l'esthétique et l'éthique se recouvrent partiellement. Mais dans la mesure où l'action humaine crée du souffrir par la violence, une pathétique peut-elle être reprise par l'esthétique? C'est la question qui a été soulevée à propos de la Shoah. Il n'est peut-être pas possible de raconter par du narratif ou de mettre en scène, mais on peut peut-être pleurer-chanter. On est alors dans l'ordre du lyrique qui est le discours du pathique. Dans le langage, qui n'est pas que pratique, il y a aussi le lyrique que l'on peut explorer comme le récit du point de vue du temps. C'est le temps du fardeau, de l'usure, de la tristesse du vieillissement, de la nostalgie de ce qui ne reviendra jamais, de l'inquiétude de ce qui menace ou de ce qui ne viendra pas. Toute cette pathétique de la temporalité se déploie dans cette zone de parenté et de contamination éventuelle entre la lyrique verbale et l'expression picturale ou musicale du pathique. Il y a aussi une création du pathique qui n'a pas été vécu, du pouvoir souffrir autrement, et cela ajoute au pathique, au-delà du déjà souffert. Par pathique il faut entendre de surcroît non pas seulement le souffrir, mais aussi le jouir, ou plus largement l'éprouvé.

Pourquoi à votre avis les philosophes contemporains s'intéressent-ils aussi peu à ce pathos, au sens large?

Je pense que c'est par un poids excessif du politique sur l'éthique. Nous sommes pourtant sans cesse renvoyés du côté de l'éthique par le fait qu'à la fin de cet horrible XXe siècle, avec son cortège de victimes et de souffrances, il y a surabondance du pathique effectif de l'histoire. D'autre part, on ne peut pas se laisser enfermer dans la déploration, et c'est peut-être justement aux arts de la prendre en charge.

On connaît la terrible interrogation: peut-on faire de la poésie, et plus généralement de l'art, à propos de la déploration, notamment après Auschwitz et Hiroschima? Jusqu'à quel point l'art peut-il être déploratif?

à condition qu'il reconduise au silence, au silence respectueux, on pourrait dire au silence éthique, sans défaut ni excès esthétiques. Il est vrai que nous sommes là au seuil de l'indicible; mais il faut bien le dire, pour qu'on ne l'oublie pas. L'injonction de ne pas oublier doit bien passer par quelques tentatives de transmettre, donc de dire.

Arnold Schœnberg, dans Un Survivant de Varsovie écrit en 1947 après les massacres de masse nazis en Pologne, est à la limite de ce qui est dicible. à la fin, tandis que l'adjudant nazi glapit ses ordres d'extermination: "Comptez! Plus vite! On recommence! Dans une minute, je veux savoir combien j'en livre à la chambre à gaz! Recomptez!", le chœur chante: "Écoute Israël, l'Éternel, notre Dieu, est le seul Éternel". Cette opposition entre la mort imminente et l'affirmation de la foi en l'Éternel provoque une indicible émotion, à la limite de la stupeur et du mutisme.

Mais quand vous dites à la limite, c'est encore l'exploration des frontières. Chostakovitch célèbre de son côté les victoires soviétiques où l'on retrouve la veine beethovenienne de l'héroïsme, mais en même temps on peut écouter ses symphonies sans penser spécifiquement à la "Guerre patriotique". C'est donc par la désingularisation qu'est universalisé le singulier.

Finalement, d'après vous, toute grande œuvre d'art peut être décontextualisée ou n'a pas besoin de son contexte, ni dans la création, ni dans la réception?

Elle transcende son contexte de production. Je pense à Marx dans les premiers chapitres du Capital (25) qui évoque Sophocle et Shakespeare avec le sentiment qu'il y a là des œuvres qui ne sont pas entraînées dans le désastre ou l'extinction des économies et des politiques dans lesquelles elles ont vu le jour. On connaît aussi le célèbre passage de l'Introduction générale à la critique de l'économie politique où Marx montre le décalage entre la base socio-économique de la société et la sphère artistique et au sein de celle-ci entre les différentes formes artistiques. "La difficulté, note-t-il, n'est pas de comprendre que l'art grec et l'épopée sont liés à certaines formes du développement social. La difficulté, la voici: ils nous procurent encore une jouissance artistique, et à certains égards, ils servent de norme, ils nous sont un modèle inaccessible" (26). En quelque sorte les œuvres d'art ont la capacité de surmonter leurs propres conditions de production, de leur survivre et donc de se rendre reconnaissables dans des contextes différents: la capacité de se décontextualiser et de se recontextualiser, qui est peut-être la meilleure approximation du sempiternel, est la capacité non seulement de subir l'épreuve de contextes différents, mais aussi de créer des contextes différents, de se recontextualiser. C'est la limite peut-être d'une sociologie, mais est-ce que la sociologie ne peut pas penser aussi ses propres limites, c'est-à-dire justement le caractère inépuisable de l'œuvre d'art, irréductible aux rapports économiques de production et aux rapports politiques de pouvoir?

Vous avez écrit dans La Critique et la conviction que "l'une des fonctions assurées autrefois par le roman B tenir lieu de sociologie B n'a plus de raison d'être" (27). On pouvait admettre à partir de Balzac, Zola et bien d'autres que le roman est une sociologie spontanée. Aujourd'hui on chercherait plutôt à faire l'inverse: la sociologie du roman. Comment voyez-vous cela?

J'ai été bien imprudent! Je suis un peu mis dans l'embarras par cette citation outrancière. La sociologie n'épuise sûrement pas son objet et le roman continue peut-être d'exercer sa fonction ancienne. Il est vrai qu'il est en concurrence avec les sociologies méthodiquement conduites. Je viens de lire cet été Vie et destin de Vassili Grossman (28). Aucune histoire ou sociologie de la Guerre patriotique ne peut égaler cette œuvre, précisément quant aux vies et à leur destin, c'est-à-dire rendre compte de l'expérience contingente des personnages et du fait qu'il se crée un inéluctable de par leurs choix mêmes. Grossman s'est servi de toutes les ressources du roman tolstoïen, c'est-à-dire des ramifications, des parentés, etc., pour pouvoir parler de la Kolyma, de la déportation, des tranchées et des assauts furieux de Stalingrad. Il pratique ainsi une sorte de coupe dans la Russie du début des années quarante que ne peuvent sans doute égaler aucune histoire, aucune sociologie.

Peut-on même parler de sociologie de l'art?

A l'instant je pensais à la sociologie de la société. La sociologie de l'art? Je ne sais pas.

Finalement, la plupart des sociologies admettent que c'est la biographie ou les conditions de vie de l'artiste ou la situation sociale et les déterminations socio-historiques qui expliquent l'œuvre. Ne serait-ce pas plutôt l'inverse: l'œuvre qui expliquerait la biographie et les conditions sociales?

De ce point de vue-là la catégorie qui m'a toujours parue suspecte, c'est celle "d'influence". Parce que c'est un point de vue rétrospectif. Une œuvre se crée ses propres influences; en choisissant dans son héritage, elle découvre rétrospectivement dans l'écheveau des causalités pour exclure celles qui seront mises hors-jeu. Et le sociologue va se placer au moment où ce regard rétrospectif a fait son œuvre. Il peut alors écrire: telle ou telle cause étant donnée, telle œuvre en résulte. Mais il réécrit en prospective ce qui a d'abord fonctionné en rétrospective, à savoir que la production découpe en arrière de soi les conditions de sa production, celles qui font partie de sa nouveauté.

Paul Ricœur - Professeur émérite de Philosophie - Universités Paris X et Chicago

Aller vers: Michel Henry, Voir l'invisible. Sur Kandinsky, Paris, François Bourin, 1988.
Voir l'aperçu de Joseph Llapasset dans Philagora

Retour à Philo-recherche/fac  -  Aller à la rubrique PHILOSOPHIE

Retour à la page d'accueil de Philagora

¤ Philagora.net, Espace Culture Enseignement  http://www.philagora.net/ -Tous droits réservés. ©
¤
Aller vers Philagora.org, Espace Découverte http://www.philagora.org/