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Arts, langage et herméneutique esthétique. 
Entretien avec Paul Ricœur 
-Première partie-

-Deuxième partie

  En admettant avec Kant qu'est beau ce qui plaît universellement sans concept ou que dès que l'on porte un jugement sur des objets uniquement d'après des concepts, toute représentation de beauté disparaît (1), peut-on soutenir à l'inverse qu'est laid tout ce qui déplaît universellement sans concept? En d'autres termes, comment peut s'établir selon vous une discussion argumentée sur l'art et l'esthétique, comment concevoir du point de vue de la critique du jugement esthétique la tension paradoxale entre l'universel et le singulier?

  Je crois que pour éclairer la question et diriger la réponse, il faut se situer dans le travail de l'Universel, parce que là nous avons un Universel que Kant, au début de la troisième Critique, oppose à l'Universel du jugement déterminant. Ce dernier pose la règle, et l'expérience y est subsumée: le cas est donc placé sous la règle. La situation inverse est en ce sens exceptionnelle et incroyablement déroutante. C'est celle du jugement esthétique; ici tous les jugements sont singuliers, mais directement singuliers, non pas par subsomption, mais par appréhension directe. L'herméneutique de Gadamer (2) permet de donner toute sa force à mon sens à cette position kantienne initiale de la singularité du jugement esthétique: Cette rose est belle. Singularité qui comporte l'idée de l'emprise sur nous de la chose belle. Jusqu'à un certain point, l'idée d'emprise marque une certaine rupture avec Kant en tant que mode de compréhension, d'appréhension de la singularité. Mais ce qui continue de faire la force de l'analyse kantienne, c'est qu'il y a néanmoins de l'Universel: Kant résiste de toutes ses forces à l'idée que des couleurs et des goûts on ne discuterait pas, ce qui enfermerait chacun dans son plaisir, dans son humeur. Or, comment peut-il y avoir de l'Universel? La grande force de la solution kantienne, c'est d'avoir tout misé sur l'idée de communicabilité. La communicabilité est la modalité de l'Universel sans concept; il s'agit là d'une sorte de traînée de poudre, de contagion d'un cas à l'autre. Et qu'est-ce qui est ainsi communiqué? Ce n'est ni la règle, ni le cas, mais c'est le jeu entre l'entendement et l'imagination. Chacun de nous revit cette espèce de débat, de conflit, entre une règle et l'imagination, laquelle, dans le sublime se trouve affectée par le débordement, par l'excès de l'objet sur la capacité de l'inclure, tandis que dans le beau il y a une imagination de l'harmonie. C'est cette contamination, cette traînée de poudre, qui entraîne les sujets dans la communion, dans la participation à la même émotion.

Autrement dit, vous récusez le relativisme esthétique qu'on pourrait soutenir par exemple d'un point de vue ethnologique ou anthropologique, aussi bien dans le temps que dans l'espace?

A première vue on peut dire que la sociologie donne tort à Kant, parce qu'il y a une historicité qui n'apparaît aucunement dans son analyse; de fait, en première analyse, l'histoire des styles et des goûts lui donne tort. En deuxième analyse, cependant, celle-ci lui donne raison, parce qu'à longue échelle, comme cela apparaît dans l'œuvre de Malraux, se révèle une dimension de transhistoricité. Et cette transhistoricité consiste en somme dans la permanence, ou mieux la perdurance des œuvres d'art échappant à l'histoire de leur constitution. Ce qui est bouleversant dans l'expérience esthétique, c'est qu'à la différence des phénomènes économiques et politiques où le résultat est en quelque sorte proportionné à sa production, le résultat est ici en excès sur sa production. On pourrait dire que l'œuvre d'art échappe à l'histoire de sa constitution et c'est cette temporalité de deuxième degré qui constitue la temporalité de la communicabilité. Cette communicabilité transhistorique est l'équivalent rationnel de l'objectivité, tant dans le beau que dans le sublime. Pour continuer dans cette voie-là, il faudrait analyser la temporalité spécifique de l'œuvre d'art, ce que n'a pas fait Kant

Ce qu'a fait Heidegger...

Ce qu'a fait Heidegger, en effet; et avec lui toute la tradition herméneutique, parce que celle-ci a été confrontée d'une façon beaucoup plus menaçante que n'a pu l'être Kant à l'historicisme, au relativisme historique. C'est ainsi que la reconquête du transhistorique sur l'historique constitue le bénéfice post-kantien d'un retour à l'esthétique kantienne. On peut réfléchir sur l'étrange statut de l'œuvre d'art, qui a peut-être un équivalent dans la spéculation sur les anges et leur temporalité, laquelle n'est ni l'éternité immuable de Dieu, ni la précarité des choses humaines. Les Médiévaux avaient forgé à cet effet le concept de pérenne, de sempiternel. Il y a là plus qu'une approximation, une sorte de parenté profonde entre le statut des anges, dans la grande tradition médiévale mais aussi multi-séculaire, et l'idée d'espèce à un seul individu. Et en somme l'œuvre d'art est une espèce à un seul individu.

Vous admettez par conséquent la notion de transcendance temporelle de l'œuvre d'art?

Oui, mais alors peut-être faudrait-il introduire une composante qui n'est pas accentuée chez Kant, même si elle est souterrainement présente, à savoir le rapport à un public, le rapport à un amateur, au sens fort du mot; car c'est du côté du récepteur de l'œuvre d'art que se révèle une autre historicité, celle de la réception. C'est peut-être l'historicité de la réception que nous pouvons le mieux déchiffrer, à la faveur de la constitution des permanences à travers leur historicité: comme si l'œuvre d'art se créait un public temporellement ouvert et indéfini. Mais alors qu'y a-t-il entre les deux? Réponse: la monstration, le fait qu'une œuvre d'art vise, par delà l'intentionnalité de son auteur, et en tant même qu'œuvre d'art, à être partagée, donc d'abord à être montrée. On peut alors reprendre un à un les arts pour montrer de quelle façon chacun exhibe sa monstrativité, sa capacité à être partagé entre le créateur et son public. Il y aurait alors là certainement à distinguer, comme l'a fait Henri Gouhier (3), entre les arts à un temps et les arts à deux temps, ceux où l'existence de l'œuvre coïncide avec sa création, la peinture et la sculpture par exemple, et ceux où l'existence de l'œuvre requiert un second temps, qui est celui de sa re-création: représentation théâtrale, exécution musicale, réalisation chorégraphique à partir de l'écriture d'un livret, d'une partition, d'un script. On pourrait alors se demander quel est le statut d'un ballet ou d'une partition musicale quand ils ne sont pas joués, en attente d'exécution. C'est peut-être là, dans cette capacité indéfinie d'être réincarné, et de façon chaque fois historiquement différente, mais substantiellement et essentiellement fondatrice, que le signifié profond du livret ou de la partition occupe ce statut du sempiternel.

La question que l'on peut se poser au fond est celle-ci: où est l'œuvre d'art? Quel est son lieu ontologique, où existe-t-elle? Quand il n'y a pas de réception, quand elle dort pendant des décennies, l'œuvre existe certes, mais où?

Je dirais qu'elle n'existe que dans sa capacité de monstration...

Par rapport à votre thèse sur la communicabilité, on constate du point de vue de la monstration ou de la réception que toutes les grandes œuvres d'art ont été incommunicables d'une certaine manière ou n'ont pas été reçues au départ...

Oui, c'est un tournant temporel à introduire, qui est le retard dans la réception; et il y a sans doute là quelque chose de spécifique à l'œuvre d'art: son caractère prophétique, en ce sens que, faisant rupture avec les valeurs d'utilité et les valeurs marchandes, la transcendance de l'œuvre d'art s'affirme en opposition à cette utilité qui, elle, s'épuise dans l'historique. C'est la capacité de transcender l'utilitaire immédiat qui caractérise l'œuvre d'art dans cette capacité de réinscription multiple et indéfinie. On pourrait dire que dans les arts à deux temps le moment du sempiternel est dans le retrait du livret et du script, mais l'épreuve temporelle est dans la monstration. La capacité d'une monstration sans cesse renouvelée, comme étant toujours autre, quoique du même, constitue le lien entre le sempiternel et l'historique; c'est peut-être là la marque temporelle la plus prégnante de l'œuvre d'art.

 Le problème est de savoir s'il peut y avoir une création qui ne soit pas une anticipation de sa propre réception. C'est le problème posé par le journal intime, en particulier le journal intime de Pepys qui était destiné à lui-même; c'est là un cas extrême et très douteux, puisque l'œuvre a été préservée pour être publiée. Est-ce que l'idée du génie méconnu n'est pas aussi un cas limite et comme le négatif d'une attente déçue ou d'une attente en différé? Il y a une sorte de "Nachträglichkeit", comme un "après coup" qui marque finalement la victoire de la monstration sur le méconnu. À vrai dire, si un artiste restait totalement méconnu, nous ne le saurions pas! N'entrent en effet dans la gloire commune que ceux qui finalement, plus tard, ont été re-connus. Et cette re-connaissance tardive est une autre façon d'ailleurs de vaincre la temporalité au niveau de son déroulement. Une rupture de la succession résulte de cette anticipation rétrospective qui fait que c'est au futur antérieur que la création aura été temporellement reçue: il aura été vrai que cette œuvre avait la destination de la monstration et donc de la rencontre et de la reconnaissance.

Vous avez distingué dans vos propres travaux une herméneutique de l'archéologie et une herméneutique de la téléologie (4), une herméneutique réductrice - par exemple psychanalytique -orientée vers le régressif, l'infantile, l'archaïque, et une herméneutique amplifiante - par exemple phénoménologique -attentive au surplus de sens et orientée vers un telos de complétude signifiante pour reprendre votre expression (5). Comment situez-vous cette opposition par rapport à une herméneutique de l'œuvre d'art?

Je n'ai pas poursuivi cette ligne-là qui relevait d'un débat avec la psychanalyse. Je soutenais, d'une part, que le domaine de la psychanalyse s'était creusé sous, derrière en quelque sorte, remontant toujours vers le plus primitif, le plus archaïque, le plus sauvage, le plus inchoatif et, d'autre part, que le sens n'est complet que lorsque les figures de l'Esprit se dépassent l'une l'autre par une sorte de reprise orientée vers un plus. J'avais pris l'exemple de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel (6) parce qu'on a là le modèle d'une compréhension où le sens d'ne figure est dans la figure suivante. Le lien d'une figure à l'autre semble contingent, mais une fois que la figure suivante est apparue elle devient rétroactivement nécessaire. Il apparaît inscrit dans la figure précédente que la suivante sera telle qu'elle est. Cela permet alors certainement de jouer sur une dialectique que j'avais appelée autrefois la dialectique du soupçon et de l'amplification, mais je ne suis pas sûr qu'elle soit universelle. Je l'avais appliquée au cas le plus favorable, celui de l'Œdipe de Sophocle: son sens ne se réduit pas au drame de la sexualité, de l'inceste et du parricide; mais procède de l'histoire de la reconnaissance: c'est la tragédie de la vérité, donc à la fois la rétrospection vers l'origine, mais aussi la marche en avant vers l'éclaircissement, vers la catharsis, l'illumination (je pense d'ailleurs qu'il faut traduire catharsis par éclaircissement, autant que par purification au sens médical ou mystique du mot). Alors, la compréhension herméneutique consiste peut-être en cette capacité, au cours de l'histoire de la compréhension, d'engendrer du sens nouveau, à la faveur de ce mouvement de l'archéologie vers la téléologie. À son tour ce mouvement viendrait se surmonter dans le transhistorique de la pérennité, de la perdurance. Telle serait la persistance de l'œuvre d'art, capable chaque fois d'engendrer le dépassement de l'archéologique dans le téléologique.

N'êtes-vous pas là en train de pointer le mystère de la création et de l'art comme interprétation du monde? On a pu interpréter l'œuvre d'art de manière réductrice comme la réfraction, le produit, le reflet, la mimésis, etc. de ce qui existe déjà, et là nous avons toutes les théories sociologiques ou anthropologiques qui ramènent l'œuvre d'art aux conditions de sa production: le marché, l'habitus, le champ social, l'environnement socio-culturel, les pulsions, voire l'air du temps ou la mode. L'œuvre d'art serait ainsi l'expression de ce qui existe déjà. Voilà pour l'archéologie. Il semble que vous soyez plutôt dans la position inverse, celle de la téléologie, où l'œuvre d'art est une fin, un avant, un projet à faire advenir au sens où l'entend Ernst Bloch (7) ...

Pour revenir à Kant, il est frappant de constater qu'il a été fort embarrassé pour situer le génie par rapport au jugement du beau et du sublime, parce qu'il reste toujours quelque chose de rétrospectif dans le jugement de goût, tandis que le beau crée du nouveau. Je me suis intéressé à ce problème, soit à partir de la métaphore (8), soit à partir du narratif, sous le thème de l'innovation sémantique. Dans les deux cas, l'idée surgit d'un sens nouveau qui n'était pas là. Ainsi, la métaphore, c'est la capacité de produire un sens nouveau, au point de l'étincelle de sens où une incompatibilité sémantique s'effondre dans la confrontation de plusieurs niveaux de signification, pour produire une signification nouvelle qui n'existe que sur la ligne de fracture des champs sémantiques. Dans le cas du narratif, je m'étais risqué à dire que ce que j'appelle la synthèse de l'hétérogène ne crée pas moins de nouveauté que la métaphore, mais cette fois dans la composition, dans la configuration d'une temporalité racontée, d'une temporalité narrative. Joindre ensemble des événements multiples, des causalités, des finalités et des hasards, c'est produire une signification nouvelle qui est l'intrigue (9). Chaque intrigue est singulière et elle a exactement le statut de l'œuvre d'art selon Kant: la singularité capable d'être partagée.

Iriez-vous jusqu'à étendre cette fonction métaphorique de l'art à toutes les formes d'art? C'est ce que vous semblez suggérer en disant que l'œuvre d'art peut avoir un effet comparable à celui de la métaphore: intégrer des niveaux de sens empilés, retenus et contenus ensemble (10).
   Peut-on étendre la notion de métaphore au-delà du trope?
Au-delà du langage proprement dit?

Au-delà du langage, mais aussi au-delà des figures de style. Ce qu'on peut garder peut-être du métaphorique généralisé, au-delà du langage et du trope, c'est la ressemblance, mais alors la ressemblance comme produit de la métaphore. La métaphore ne recueille pas une ressemblance donnée, mais par le fait qu'elle produit du sens, elle crée de la ressemblance là où il n'y en avait pas. En somme, il y a génération de ressemblance. Un des très beaux textes que j'avais commenté autrefois, La Poétique d'Aristote, souligne que: Bien métaphoriser, c'est avoir un coup d'œil sur la ressemblance. Ce coup d'œil sur la ressemblance donne à lire la ressemblance là où on ne la voyait pas. En somme elle crée de la ressemblance qu'on ne peut plus ne pas voir.

Admettez-vous la fonction mimétique de l'art?

A condition de bien distinguer mimésis de copie. Il y a là en effet tout un poids historique. Kant le dit lui-même à propos du génie lorsqu'il distingue Nachahmung et Folge, imitation servile et héritage exemplaire(11). Il ne faut pas, dit-il, répéter les Anciens, mais les suivre. L'idée de suivre nous n'avons pas de mot d'ailleurs en français, sinon celui de suivance s'oppose ici à la notion de répétition. La notion de copie a obstrué la réception du concept grec de mimésis. Quand Aristote dit que l'intrigue est une mimésis de l'action, c'est une mimésis créatrice. Les personnages historiques deviennent des protagonistes de l'intrigue, ils sont donc surélevés au-dessus de leur rôle empirique et deviennent les figures constitutives d'une intrigue; ils sont métaphorisés, configurés en même que temps que l'histoire racontée: il y a configuration des personnages à la mesure de la configuration de l'histoire à laquelle ils contribuent. Pourrait-on étendre ce trait à la totalité des arts? Il y a certainement un art qui n'est pas mimétique, c'est la musique. Quoique, à la limite, ne pourrait-on pas dire qu'à chaque pièce d'art correspond un mood? L'œuvre d'art se réfère en effet à une émotion qui a disparu comme émotion, mais qui a été préservée comme œuvre. On pourrait donc dire que chaque pièce de musique crée un mood, qui est son humeur propre. Des tonalités affectives, des Stimmungen, étaient comme dormantes, elles sont maintenant non seulement actualisées, mais créées: chaque pièce de musique engendre sa chaîne de tonalités, son mouvement de moods, d'humeurs. En ce sens, il y aurait un rapport mimétique où l'accent serait mis sur la production d'une humeur qui n'existait pas dans l'expérience de la nature. Je pense sur le moment à Olivier Messiaen, à son Saint François d'Assise et à sa recréation des chants d'oiseaux. Là, nous avons un exemple parfait de mimésis créatrice et recréatrice, qui fait que nous serions plutôt enclins à entendre les chants d'oiseaux comme transfigurés par leur mise en musique, par le passage par un registre de sons qui transfigure le bruit. Le chant des oiseaux est peut-être déjà en lui-même une sorte de règne intermédiaire entre le bruit et le son, mais il est justement arraché au monde des bruits et élevé au niveau du son pur.
Dans Stimmung il y a Stimme, la voix...
   En anglais il y a une expression: attunement. En français on pourrait dire: mettre au même ton, mise en écho de tonalités, harmoniser, accorder. Il y a chez Messiaen une sorte de mise en accord du chant des oiseaux avec la recréation musicale. On peut aussi repérer dans la dénomination de certaines pièces de musique un rapport allusif et non de descriptif à des êtres, à la faveur de la recréation même du sens, on parlerait de transfiguration plus que de refiguration du sens: La Mer de Debussy, Concerto à la mémoire d'un ange d'Alban Berg, Pelléas et Mélisande de Schœnberg; il y a chaque fois une allusion à la nature cosmique, à une situation émotionnelle, à un être. Ce serait là la forme extrême de la métaphore généralisée. On rencontre le même problème avec des peintres comme Constable, Turner ou Ruisdaël, avec l'évocation des paysages, des orages, des marines.

Là il y a quand même de la figuration tandis que dans la musique il est difficile de parler de figuration.

Sinon figuration des moods, des humeurs, mais qui sont tellement labiles, faute d'être dites et par défaut d'adéquation du langage. C'est la musique qui prend en charge l'effectuation sonore du mood que chaque pièce possède: une certaine humeur, et c'est à ce titre qu'elle instaure en nous l'humeur ou la tonalité correspondante. La musique ouvre en nous une région où vont pouvoir être figurés des sentiments inédits et être exprimé notre être affecté. Comme je le soulignais dans La Critique et la conviction, la musique nous crée des sentiments qui n'ont pas de nom; elle étend notre espace émotionnel, elle ouvre en nous une région où vont pouvoir figurer des sentiments absolument inédits. Lorsque nous écoutons telle musique, nous entrons dans une région de l'âme qui ne peut être explorée autrement que par l'audition de cette pièce. Chaque œuvre est authentiquement une modalité d'âme, une modulation d'âme(12).

Pour revenir à Messiaen qui est un compositeur majeur, il est frappant de constater que la plupart de ses partitions portent une dénomination transcendantale, religieuse, mystique, voire cosmique. Or, quand on fait écouter ces pièces à des profanes qui ne sont pas nécessairement croyants, qui peuvent même être agnostiques, il n'y a pas nécessairement cette évocation voulue par Messiaen. Autrement dit, quel est réellement le pouvoir expressif, descriptif, allusif de la musique qui semble passer par la médiation du langage poétique? N'est-ce pas ce pouvoir évocateur du langage qui donne après coup un sens à la musique ou même une expression? On sait que Stravinski par exemple a soutenu que la musique était par essence impuissante à exprimer quoi que ce soit: un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature, etc. mais était donnée à la seule fin d'instituer un ordre dans les choses, y compris et surtout entre l'homme et le temps (13). La musique ne serait donc ni une peinture des émotions humaines ni une description phénoménologique du monde, mais l'organisation de rapports temporels entre des hauteurs de notes, des tonalités, des rythmes, des phrases mélodiques. C'est précisément, ajoutait Stravinski, cette construction, cet ordre atteint qui produit en nous une émotion d'un caractère tout à fait spécial, qui n'a rien de commun avec nos sensations courantes et nos réactions dues à des impressions de la vie quotidienne. On ne saurait mieux préciser cette sensation produite par la musique qu'en l'identifiant avec celle que provoque en nous la contemplation du jeu des formes architecturales. Gœthe le comprenait bien qui disait que l'architecture est une musique pétrifiée (14). Si l'on accepte cette thèse que la musique est un pur univers sonore, une construction ordonnée entre l'humain et le temps, ne faut-il pas admettre qu'elle n'a plus rien à voir avec le sens?

 En tous cas pas le sens dénommé. Prenons le cas de Messiaen par rapport à la signification mystique. Cette mystique est par son écriture le chemin propre de Messiaen, mais celui qui l'entend l'accompagne jusqu'à un certain point, bien que Messiaen n'ait jamais songé à convertir quiconque. Sa musique introduit dans une région sonore capable d'une mystique; et c'est bien suffisant: c'est le lieu de rappeler que l'esthétique n'est pas de l'ordre de la prédication. La musique se tient au seuil de la mystique; et si l'on se penche sur ce seuil, tout le monde ressent la distance énorme qui se creuse par rapport à la mondanité, à plus forte raison par rapport aux valeurs marchandes utilitaires. Il y a ainsi des seuils, et d'abord le seuil minimal de la rupture avec l'utilitaire. Une chaise posée sur une estrade, du moment qu'on ne s'assied pas dessus, est une œuvre d'art, une bouteille posée sur une étagère également. Le fait même de l'intouchable, de l'inutilisable, opère la rupture dans l'utilitaire même. Là réside le seuil minimal. à l'autre côté on aurait le seuil extrême d'ouverture sur d'autres régions comme le sacré. On peut très bien admettre l'idée d'un spectre ouvert depuis les frontières de l'utilitaire jusqu'aux frontières d'autres régions comme le religieux, le sacré, le mystique.

Paul Ricœur - Professeur émérite de Philosophie - Universités Paris X et Chicago

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