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Michel HENRY , conversation: 

Art et phénoménologie de la vie

1ère partie   -   2ème partie  -
Notes, bibliographie (ouverture nouvelle fenêtre)

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«Où donc l’œuvre d’art est-elle chez elle? En tant qu’œuvre, elle est chez elle uniquement dans le rayon qu’elle ouvre elle-même par sa présence [...]. Être-œuvre signifie donc: installer un monde» (1). Que pensez-vous de cette thèse et comment interprétez-vous le statut ontologique ou phénoménologique de l’œuvre d’art?

Dans l’ensemble, je ne suis pas d’accord avec Heidegger, malgré le poids de sa pensée. Le grand acquis de la phénoménologie c’est l’idée – qui vient de Husserl – que le monde ne se limite nullement au monde existant et qu’au fond il y a la possibilité constante de l’installation d’une dimension ontologique nouvelle. La réalité ne se réduit donc pas aux choses, mais il y a des dimensions d’être insoupçonnées et le propre de l’homme est de vivre dans ces champs nouveaux. L’art serait l’un d’entre eux, et l’artiste jetterait au-delà du monde de la facticité habituelle cette dimension d’être qui est un domaine absolument spécifique. L’art définirait en somme une région originale qui n’a pas sa source dans un existant tout fait, dans une sorte de monde substantiel, réel, mais qui nous renverrait probablement à des potentialités beaucoup plus fondamentales, qui ne seraient d’ailleurs pas étrangères à ce monde, mais qui seraient comme un horizon dans lequel ce monde est possible. L’art nous révèlerait une réalité plus profonde que le monde dans lequel nous pensons vivre, quelque chose comme la possibilité de ce monde. Ce serait, au fond, quelque chose de caché mais qu’il fait voir, un apparaître pur qui rend visibles les choses, et que Heidegger a interprété dans la seconde partie de Être et temps (2) comme la temporalité. C’est une sorte de transcendance radicale au-delà des étants, qui est comme un creux de lumière sur l’écran duquel les choses deviennent visibles, et qui, au-delà des choses, nous renvoie à leur apparaître pur.

La distinction que fait Heidegger entre «chose», «produit» et «œuvre d’art» vous paraît-elle pertinente ?

  Dans la mesure où cette thèse est spécifiquement phénoménologique – c’est-à-dire fait dépendre l’être de l’apparaître – il y a comme une donation immédiate de la chose qui occulte sa donation véritable. Je prends un exemple en remontant à Kant – et je crois que la pensée de Heidegger est tributaire de cet exemple. Nous percevons des corps, cette chaise, cette pièce ou encore notre propre corps. Ce que nous visons thématiquement, ce sont ces corps. Mais comme le notait déjà Kant dans l’Esthétique transcendantale, analyse fabuleuse par laquelle s’ouvre la Critique de la raison pure (3), je ne pourrais jamais percevoir thématiquement un corps si je n’avais la perception non thématique de l’espace. L’espace est donc cette chose que je ne prends pas en considération, mais qui me permet de prendre en considération les corps. Je crois que Heidegger a étendu cette intuition à l’idée du monde pur qui n’est pas la somme des étants, mais qui joue justement, par rapport aux corps et à tout étant, le rôle que l’espace joue par rapport au corps matériel dans la perception ordinaire. C’est une idée très forte, et selon cette problématique, avec laquelle je suis d’accord dans un premier temps, on peut dire que l’art nous renvoie en effet à un apparaître originel. Au fond l’art veut nous faire voir, au-delà de la chose, l’apparaître qui se cache et dans lequel la chose se dévoile, mais qu’elle cache en même temps : cette sorte de faire-voir qui est caché. Cependant, peut-être y a-t-il chez Heidegger une autre idée, avec laquelle je ne suis plus d’accord.

Pour Heidegger l’œuvre d’art installerait le monde radical, ce qu’il appelle la dimension ek-statique du temps tridimensionnel, horizon à l’intérieur duquel nous avons accès à toutes les choses. En fait, nous les attendons toujours dans un futur et nous les retenons dans un passé. C’est un peu ce que vous dites aussi à la fin de votre texte sur le corps (4). La venue au présent est un passage dans lequel nous voyons la chose, mais ce passage se fait à partir d’horizons ek-statiques à travers lesquels elle glisse, et c’est cet horizon qui nous permet de la voir. Voici une première thèse avec laquelle je ne suis pas d’accord. Mais il y a une autre thèse qui est peut-être impliquée dans la parole de Heidegger, reprise par l’esthétique moderne, selon laquelle il y a une dimension esthétique spécifique, différente de la perception réelle. Nous sommes aujourd’hui familiarisés avec l’idée que l’artiste crée une œuvre spécifique, une œuvre d’art qui n’est pas comparable à un objet utile puisque, par exemple, les «chaussures» de Van Gogh ne servent à rien, alors que le cordonnier fabrique des chaussures qui servent à marcher. L’artiste crée un monde à part – des chaussures qui ne sont pas des chaussures dont on se sert. C’est une thèse presque banale de la pensée moderne et cependant il faut la corriger. En effet, cette dimension artistique spécifique n’existait pas lorsque les plus grandes œuvres d’art de l’humanité ont été créées. La plupart des œuvres esthétiques que nous admirons, les temples grecs, ou les grandes cathédrales du Moyen-âge par exemple, n’ont pas du tout été créées de cette façon-là. Les gens qui les concevaient ne visaient pas la dimension de l’art, qui n’existait pas, mais ils construisaient des édifices à la gloire de Dieu, des édifices dont la fonctionnalité était de rendre possible un culte à la divinité. Ce n’est pas du tout pareil. Ils avaient en vue le divin, le sacré, et ce n’était beau que par hasard, en quelque sorte. C’est nous qui, aujourd’hui au XXe siècle, en projetant rétrospectivement notre concept d’art, trouvons que ces œuvres sont belles. Et d’ailleurs, nous ne trouvons plus que cela en elles, puisque nous avons perdu leur signification première, et que nous n’interprétons plus un temple comme un accès à l’essence sacrée des choses, mais comme une œuvre d’art.

Il y a quand même, peut-être, un passage historique où s’institue socialement l’artiste.

  Oui, mais c’est le «passage» – comme vous le dites très bien – d’un univers religieux où les œuvres de beauté, qui nous semblent aujourd’hui être telles, ne définissaient pas la finalité que poursuivait le créateur, en tout cas consciemment : celui-ci élevait en effet un édifice dans un acte de célébration et d’adoration, donc dans un acte spécifiquement religieux. Les églises romanes, par exemple, qui nous semblent aujourd’hui si belles, étaient construites en réalité pour créer un accord entre l’esprit de l’homme et celui de Dieu. C’était une voie d’accès à la divinité.

   Chez Heidegger le problème est foncièrement obscurci parce que dans son œuvre il faut faire une distinction entre Être et temps, qui définit une phénoménologie du monde, une pensée du monde et, d’autre part, les textes influencés par Hölderlin et Nietzsche. Il s’est alors aperçu qu’au fond, le monde c’est quelque chose d’assez plat, d’un peu banal et que le monde des dieux est quand même beaucoup plus prestigieux. Du même coup il a fait intervenir dans sa philosophie des dieux, du sacré, un univers qui n’était peut-être pas inclus dans Être et temps, et sans que cette dimension du sacré soit sans doute fondée au niveau de l’analytique existentielle de Sein und Zeit, du Dasein – c’est en tout cas un problème que se posent aujourd’hui les philosophes. Sa pensée devient alors très difficile parce qu’un regard critique est désormais nécessaire pour savoir si l’apparaître qu’il conçoit se justifie à partir de ses thèses phénoménologiques sur la temporalité du monde. Ma propre position à l’égard de sa thèse la plus profonde, à savoir que l’œuvre d’art nous renvoie à un apparaître originel, serait celle-ci : l’apparaître originel n’est pas celui qu’a pensé Heidegger, ce n’est pas le Monde ou encore la Nature des Grecs, laquelle se prêtait au sacré puisque les Grecs vivaient manifestement au contact de celui-ci. L’apparaître originaire est d’un autre ordre. Ce n’est pas un apparaître ek-statique qui nous jette dehors, ce n’est donc pas un horizon, mais c’est ce que j’appelle la Vie, c’est-à-dire une révélation qui n’est pas la révélation de quelque chose d’autre, qui ne nous ouvre pas à une extériorité, mais qui nous ouvre à elle-même.

Voici un simple exemple : que nous révèle la souffrance? Elle est muette, elle nous révèle la souffrance. Je dis donc qu’il y a un pathos, une dimension pathétique qui est la vie, laquelle consiste simplement dans le fait de s’éprouver soi-même. Mais s’éprouver soi-même, c’est quelque chose d’absolument radical, d’abyssal, parce que cela ne s’accomplit que dans la souffrance et dans la joie. Pour donner des références claires, le dieu n’est pas – pour parler grec, puisqu’on parle grec aujourd’hui plus que chrétien – seulement Apollon, qui est en effet le dieu de la lumière, le dieu des images, des formes lumineuses. Le dieu, c’est d’abord Dionysos. O, Dionysos n’a pas de monde. C’est un dieu qui est celui du désir ou de la vie écrasée contre elle-même, dans sa joie et dans sa souffrance. Et c’est un dieu qui est chargé de soi dans un pathos si lourd qu’en effet il veut se décharger de soi. Au fond, Dionysos est celui qui génère Apollon pour se mettre à l’écart de soi. On retrouvera ce thème chez Freud : qu’est-ce que la libido? Qu’est-ce que le moi? C’est une réalité qui est chargée de soi de façon si lourde, la vie est un fardeau si écrasant qu’elle cherche à se mettre à distance.

A ce moment-là, se propose une autre explication de l’art comme mise à distance de ce qui se supporte d’abord soi-même, mais comme un fardeau insupportable. Et l’autre point de départ ce serait alors Schopenhauer, Nietzsche, etc. On trouverait là encore cette idée que l’art crée, dans cette mise à distance, une sorte de luminosité, des figures dans lesquelles et grâce auxquelles Dionysos échappe à sa souffrance.

Si l’on creuse la phénoménologie de la vie, la question fondamentale est celle du Soi transcendantal, de ce qui nous permet de dire «Je», «Moi». Or, dans les philosophies de Heidegger ou de Merleau-Ponty, il n’y a aucun fondement à ce Soi. Aucune de ces philosophies ne peut expliquer pourquoi je dis «je» ou «Moi». Dans une philosophie de la vie qui est une auto-affection – terme fondamental pour moi –, c’est-à-dire qui est une affection non pas par le monde mais par soi-même, toute perception, toute imagination, toute pensée conceptuelle est une hétéro-affection. C’est une affection par une altérité, par ce milieu d’altérité où quoi que ce soit d’autre peut se montrer à moi, se donner à moi originairement comme autre. Mais si toute chose se donnait à moi comme originairement autre, il n’y aurait pas de Moi auquel elle se donne. Pour qu’il y ait un Moi, il faut parler comme Kierkegaard, et dire que le Moi est quelque chose qui est affecté par soi sans distance, donc sans pouvoir se dégager, sans pouvoir se séparer de soi, sans pouvoir échapper à ce que son être a de lourd. Et je dirais que cette dimension nouvelle de l’art s’explique uniquement par la vie. C’est seulement en référence à cette dimension pathétique, dont Dionysos est une image mais dans laquelle se déploie aussi le christianisme (5), c’est par rapport à cette vie, cette vie ainsi définie phénoménologiquement, que l’œuvre d’art est possible.
Il faut à ce moment-là introduire une rupture totale et donner une autre théorie de l’œuvre d’art. Celle-ci a été explicitement formulée pour la première fois par Kandinsky – que j’admire infiniment – dans ses écrits théoriques (6). Ceux-ci ont été conçus pour produire une théorie de la peinture abstraite. Mais si l’on réfléchit sur l’exposé même que Kandinsky donne de cette peinture abstraite, on s’aperçoit que c’est une théorie qui vaut pour toute peinture en général.

Dans Phénoménologie matérielle (7) vous analysez la «substance phénoménologique invisible» qui est « l’immédiation pathétique en laquelle la vie fait l’épreuve de soi ». Si, comme vous le soutenez, la vie est « le principe de toute chose », comment peut-on envisager une phénoménologie de l’invisible ou plus exactement du rapport entre le visible et l’invisible du point de vue de l’art ? Question connexe, l’œuvre d’art est-elle visible ou invisible, immanente ou transcendante, objective ou subjective, interne ou externe ? Nous faisons là référence aux réflexions phénoménologiques de Roman Ingarden (8).

Les questions que vous me posez sont mes questions... Marx dit quelque part que l’Humanité ne se pose que les questions qu’elle peut résoudre. Je dirais, de manière plus modeste, qu’en tant que philosophe ayant travaillé en dehors des chemins parcourus par la pensée moderne, j’ai été dans une situation de précarité par rapport à ce que je voulais dire, c’est-à-dire qu’il m’a été très difficile de trouver les moyens conceptuels d’exprimer une toute autre phénoménologie. Une phénoménologie certes, mais toute autre puisque ma conception de l’apparaître, ce n’est pas seulement l’apparaître du monde, mais la donation pathétique, la révélation pathétique.

   Je me suis appuyé sur les écrits de Kandinsky parce que son analyse met en jeu les catégories que j’avais dégagées dans ma propre analyse phénoménologique. Je suis arrivé à cette idée qu’il y a une « duplicité de l’apparaître » : une façon de se donner dans une hétéro-affection, comme tout ce que nous voyons, et une façon pathétique, ce que nous ne voyons jamais. Pourquoi ? Parce que, puisqu’il n’y a pas d’écart, il n’y a pas de déploiement ek-statique au sens où l’entend Heidegger, il n’y a pas de voir possible. Pour voir, il faut qu’il y ait une espèce de distance. Là, il n’y a pas de distance, la révélation se fait uniquement dans la chair de l’affectivité, elle se fait sans distance. En ce sens, cette dimension de la vie est invisible. En un sens radical, elle ne peut que s’éprouver pathétiquement. Mais elle s’éprouve pathétiquement de façon incontestable, car il est absolument impossible de contester une souffrance, la souffrance de celui qui souffre. Si l’on s’en tient à l’épreuve pure et simple – au fond c’est le cogito de Descartes (9) –, il n’y a aucun doute là-dessus. La crainte, par exemple, si je m’en tiens sans interprétation à ce que j’éprouve vraiment, est indubitable. Dans l’extraordinaire exemple du rêve de Descartes, même si tout ce que je vois est faux – c’est l’hypothèse de la fausseté du visible, qu’il soit sensible ou intelligible –, si j’éprouve une crainte, ma crainte est telle que je l’éprouve et c’est absolument indubitable. Voilà le soi-disant rationalisme de Descartes...

Les passions de l’âme ?

  Les passions, exactement. Alors, si l’on accepte cela, comment se situe l’œuvre d’art ? Je crois que la démonstration de Kandinsky est fulgurante, parce qu’il la fait à propos de la peinture. Or, de toute évidence, la peinture est un art visuel, elle est faite d’éléments visibles, de ces éléments fondamentaux que sont les formes et les couleurs. C’est la raison pour laquelle la peinture a toujours été considérée comme un art du visible, dont la chair est du visible.

Commençons par les couleurs. Kandinsky montre comment un tableau s’organise autour d’une couleur. Dans un sous-bois des environs de Munich, par exemple, il voit une couleur et il peint ce qui est autour. Il peint un tableau qui se compose à partir du rouge, d’une note rouge, etc. Mais quand il réfléchit à son sujet, il se dit que cette couleur semble un fragment d’extériorité. Il y a une sorte de tache rouge, même s’il ne pense plus ce rouge comme le rouge d’un buvard ou le rouge des lèvres d’une femme ou de son foulard : c’est quand même quelque chose qui se déploie dans une sorte de premier monde, même si ce n’est pas le monde utilitaire. En vérité, ajoute-t-il, la réalité de cette couleur, c’est une impression, une impression radicalement subjective. Il n’y a chez lui aucune référence philosophique, mais en tant que phénoménologue, je peux dire que c’est la thèse de Descartes et aussi celle de Husserl. Parce que chez Husserl, avant que la couleur soit un moment ou une qualité de l’objet, une « couleur noématique », elle est une impression pure, elle est une cogitatio, elle est de l’ordre de la crainte dans le rêve de Descartes. Voilà comment la couleur est double, elle est d’abord un rouge que je vois sur la palette, mais en même temps je suis dupe d’une illusion en croyant que le rouge se limite à cette tache que je vois sur la palette. En vérité la réalité du rouge, c’est l’impression que ce rouge étalé sur la palette crée en moi. Et c’est cette impression qui est l’essence véritable de la couleur.

On peut démontrer cela métaphysiquement. Prenons l’exemple de la chaleur. Si je pose ma main là, je peux dire : « Tiens, cette matière plastique est fraîche ! » Mais c’est absurde : ce plastique, si c’est du plastique, n’est pas frais, il ne sent rien. La fraîcheur est purement subjective, je la projette dans ma main et je la projette sur de la matière. De même, quand je dis, « le mur est tiède », c’est absurde, c’est du fétichisme. Descartes a haussé les épaules devant cette illusion : le mur n’est pas tiède du tout, c’est moi qui suis tiède ! Il en est de même pour la couleur rouge. Il n’y a pas de rouge dans le monde. Le rouge est une sensation, et cette sensation est absolument subjective, originairement invisible. Les couleurs originaires sont invisibles, mais elles sont étendues sur des choses par un processus de projection.

Le peintre va construire une toile, c’est une « composition ». C’est le terme que Kandinsky donne à toutes ses peintures à une certaine époque, mais elles seront toujours des compositions. La composition du tableau, c’est justement la décision de l’artiste de mettre là du rouge et de mettre là du jaune. Or, pourquoi mettre là du rouge et là du jaune ? Il y a deux explications. La première est que l’objet que vous peignez, par exemple ce mur de briques d’une maison hollandaise, est rouge. Alors vous mettez du rouge. Au-dessus vous avez un ciel gris-bleu, alors vous mettez du gris-bleu. La peinture a un modèle qui est dans le monde que vous voulez restituer, même si vous ne voulez pas le photographier. Mais cette explication-là est sans valeur, car la plupart des grands tableaux d’aspect figuratif n’obéissent pas à cette loi de construction. Si l’on contemple par exemple une adoration des mages peinte au Quattrocento, on peut admirer la scène où les mages arrivent couverts de vêtements merveilleux, en apportant leurs présents devant l’être le plus humble. Ce thème donne lieu à des compositions merveilleuses. Il a été retenu parce qu’il permettait l’exploitation esthétique de la sensation. Or, aucun peintre n’a vu l’adoration des mages. Les peintres n’avaient aucune raison de faire que Gaspard ou Balthazar aient un vêtement jaune plutôt que rouge. Ils n’avaient aucune raison non plus de les représenter de telle ou telle manière. Le choix qui semble correspondre à de riches vêtements de l’époque, le choix des couleurs n’a pu se situer qu’ailleurs, dans un autre lieu que celui de la représentation objective. Quel est ce lieu ? C’est le pouvoir émotionnel de la couleur. C’est un objet de réflexion classique depuis Gœthe, mais qui devient fondamental pour Kandinsky se donnant pour tâche d’étudier le pouvoir émotionnel de chaque couleur. Ainsi il aperçoit que le jaune est une couleur agressive qui vient vers le spectateur, tandis que le bleu est une couleur apaisante qui s’éloigne de lui. Donc on mettra ici du bleu et là du jaune selon qu’on veut produire cette impression de la chose qui vient vers vous, qui vous attaque, ou au contraire qui vous apaise. Toute couleur sera l’objet d’une analyse émotionnelle et dynamique, et cette analyse livrera la vraie raison pour laquelle telle couleur a été utilisée. Et cette raison ne réside plus maintenant à l’extérieur, dans le visible, mais dans la capacité émotionnelle, impressionnelle, de la couleur. Toute la loi de construction du tableau est arrachée au monde pour être située dans une subjectivité radicale. On va pouvoir peindre non plus le monde, mais l’âme des gens, leurs émotions. Mais on peut aussi montrer que si le peintre a choisi de représenter telle ou telle chose, c’est parce que cette chose a, en vertu de ses couleurs, cet effet impressionnel sur lui. Même la peinture dite figurative est une confirmation de cela.

  Si l’on considère les formes, la démonstration est encore plus éclatante. C’est qu’une forme n’est justement pas une sorte d’entité extérieure, c’est l’expression d’une force. Le point, la ligne droite, la ligne brisée, etc., sont l’expression de forces spécifiques qui se déploient de manière différente, continue ou par intermittence, dans une même direction ou en modifiant celle-ci. Et la théorie des formes, qui renvoie à des forces, renvoie du même coup à la subjectivité, parce que les forces habitent notre corps, notre corps vécu, notre corps subjectif qui est notre corps réel. Par conséquent le monde des formes est, en quelque sorte, un univers chiffré dont la vraie signification renvoie au jeu des forces en nous, donc à la vie, car le corps vivant est un corps qui est fait de forces : telle est l’origine de la peinture. Ici encore, c’est un élément invisible, la force invisible avec laquelle s’identifie le corps vivant, qui est le principe de la composition de la peinture.

La peinture se donne comme thème explicite d’exprimer la vie et à cet égard elle rejoint la musique. Car la musique n’a jamais voulu, si l’on excepte la musique représentative dont tout le monde reconnaît le caractère superficiel, imiter le bruit du vent ou celui de l’eau sur les cailloux. Elle a toujours eu le dessein d’exprimer la vie, donnant ainsi raison à l’avance à une phénoménologie de la vie. Elle n’exprime rien, elle n’exprime pas l’horizon du monde, ni aucun de ses objets. Le premier penseur qui a saisi l’essence de la musique, c’est Schopenhauer. Les autres se sont égarés en disant qu’il s’agissait de mathématiques, tandis que Schopenhauer – un des plus grands penseurs de tous les temps même si c’est un mauvais philosophe, on peut être un mauvais philosophe et un très profond penseur – a explicitement affirmé que la musique exprimait l’affectivité. On peut même concevoir que tout art, même le plus extérieur, exprime l’affectivité et renvoie au corps vivant.

  Le corps est l’illustration saisissante de l’idée que j’ai poursuivie dans toute ma recherche philosophique sur la dualité de l’apparaître, ce que j’appelle la «duplicité de l’apparaître» : visible et invisible. Le corps se présente d’abord à nous dans le monde et il est interprété immédiatement comme un objet du monde, quelque chose qui est visible, que je peux voir, toucher, sentir. Mais ce n’est que le corps apparent. Le corps réel, c’est le corps vivant, le corps dans lequel je suis placé, que je ne vois jamais et qui est un faisceau de pouvoirs – je peux, je prends avec ma main – et ce pouvoir, je le développe de l’intérieur, hors monde. C’est une réalité métaphysiquement fascinante puisque j’ai deux corps : visible et invisible. Le corps intérieur que je suis et qui est mon véritable corps, c’est le corps vivant, c’est avec ce corps-là que je marche en vérité, que je prends, que j’étreins, que je suis avec les autres.

C’est ce corps invisible qui est d’ailleurs la source du désir : en présence du corps de l’autre, je perçois un corps visible, mais je pressens une subjectivité et c’est elle que je veux atteindre. Dans une théorie de l’érotisme on pourrait montrer qu’en vérité le désir – et c’est pour cela qu’il recommence indéfiniment – vise à atteindre quelque chose que je ne peux pas toucher dans le monde, mais qui se touche lui-même hors monde et qui est justement la vie, la vie invisible de celui ou de celle que je désire. En fait, tous les gestes du désir sont des actes, en quelque sorte, symboliques dans lesquels j’essaie de m’approcher de l’endroit où je coïncide par exemple avec le plaisir de l’autre. Mais c’est un problème métaphysique de savoir si j’ai réellement accès à ce lieu où l’autre s’éprouve lui-même dans cette immédiation qui est la vie.

Par rapport à ce que vous venez de dire sur le corps, vous développez une théorie du sujet...

Oui, et cela répond à la question de l’implication du corps dans l’œuvre d’art. Kandinsky peint délibérément la vie. En rapport à ce projet fabuleux que la peinture n’a plus à peindre le monde mais à exprimer la vie, au même titre que la musique, il y a l’idée, en effet, que la peinture est une médiation entre les êtres. Précisément parce que les « éléments » de la peinture, selon son expression, ne sont pas seulement objectifs mais aussi subjectifs. Par conséquent, celui qui regarde une forme éprouve le même pathos que celui qui l’a conçue, dans la mesure où la forme ne peut être lue que par la réactivation – dans une sorte de symbiose pathétique, au moins imaginaire –, de forces qui sont en vous, qui sont identiquement les forces du corps vivant du créateur ou du spectateur. Si tel type de ligne exprime tel pathos, alors celui qui voit la ligne, la retrace, la recrée avec des forces subjectives, il se trouve dans le même état pathétique que celui qui l’a dessinée. Le trait de Paul Klee oblige implicitement celui qui regarde un de ses dessins à revivre ce que Paul Klee a vécu. La réalité du trait est une force tout à fait déterminée, par exemple une force qui inquiète, frémissante, qui change sans cesse. Ce ne sont pas simplement des métaphores. L’intersubjectivité s’accomplit dans la mesure où le tableau est un ensemble, non pas de formes mais de forces, non pas de couleurs extérieures transcendantes, mais d’impressions et d’émotions. À ce moment-là il y a contemporanéité : le spectateur se fait le contemporain des forces et des impressions que recrée en lui le tableau comme imaginaire, dans son apparence extérieure. C’est vraiment une contemporanéité au sens de Kierkegaard. Pour Kierkegaard, le croyant est celui qui se fait le contemporain du Christ, alors que beaucoup de contemporains du Christ n’étaient pas ses contemporains ! Être contemporain, cela veut dire répéter dans une répétition intérieure, dans la réactualisation de ce qui avait été actualisé autrefois.

  Dans le cadre de la peinture, la contemporanéité c’est cette texture de forces et d’émotions intérieures dont le tableau est l’expression. Expression qui n’est pas séparée de ce qu’elle exprime, s’il est vrai qu’à chaque instant la réalité de la couleur est dans l’impression intérieure, que la réalité de la forme est dans la force intérieure et que sans cette force intérieure la forme devient quelque chose de mort. Les tableaux sont morts aussi longtemps qu’ils ne font pas advenir cette réactualisation dans une subjectivité qui peut être aussi bien celle du spectateur que celle du créateur.

  Vous parlez de l’intersubjectivité en tant que «communauté pathétique». Peut-on alors considérer que l’art serait la médiation éthique de l’être-ensemble social? Vous soulignez également la nécessité «d’une phénoménologie de la vie transcendantale» (10). La question qui se pose à ce moment-là, si l’on admet cette notion de transcendantalité de la vie, va dans le même sens : peut-on dire, et pourquoi, que l’art est une éthique de la communauté ou de l’intersubjectivité ?

Oui, certainement. Alors, comment ? Je vous donne une réponse purement personnelle, qui est donc à prendre ou à laisser. Nous sommes des vivants, mais c’est une condition métaphysique extraordinairement difficile à comprendre, et je dois dire que mon travail sur le christianisme m’a permis de mieux la cerner. Le caractère décisif de notre vie, c’est que nous sommes foncièrement passifs: ce n’est pas nous qui nous sommes apportés dans cette vie. Alors, comme cette condition de notre vie est invisible comme notre vie elle-même, nous n’y prêtons pas attention. En fait, notre vie est une sorte d’histoire non séparée d’elle-même, d’histoire non ek-statique, c’est une histoire où il n’y a qu’un seul présent vivant, sans avenir, ni passé. Nous sommes constamment avec nous-mêmes. Le moi ne peut pas se découper en phases qui passent et en phases qui ne sont pas encore venues, ce découpage est irréel, il ne surgit que dans la représentation. Le moi vivant est en effet une sorte d’auto - mouvement, d’auto-transformation, comme une boule qui roule et qui ne se sépare jamais d’elle-même. Or, cette condition de vivant, nous ne l’avons que dans la vie, dans une vie qui est à la fois la nôtre et pas la nôtre. Nous sommes des vivants de par une vie qui vient en nous, qui devient la nôtre mais dans la venue de laquelle nous ne sommes pour rien. C’est donc là une situation métaphysique tout à fait radicale et, à mon avis, seul le christianisme a exploré cette situation avec la thèse extraordinaire selon laquelle l’homme est fils de Dieu. Dieu est Vie. Cela signifie que l’homme est un vivant généré dans la vie, dans la seule et unique vie qui est la vie absolue, Dieu. L’homme est donc un vivant dans la vie, de telle sorte que sa vie est à la fois lui-même et plus que lui. On pourrait aussi expliquer cela autrement – c’est d’ailleurs un thème nietzschéen – et soutenir que cette vie tend sans cesse à s’accroître, c’est-à-dire que la vie n’est pas quelque chose qui continuerait simplement, mais existe métaphysiquement dans une condition qui est l’accroissement de soi.

  Prenons un exemple précis. Chaque acte de voir tend à voir davantage, chaque acte de compréhension tend à comprendre davantage, chaque acte d’amour tend à aimer davantage. De façon étonnante, c’est aussi ce que pense Marx. La vie est pouvoir d’accroissement en même temps qu’elle est pathétique, on peut dire qu’elle s’éprouve soi-même continûment et ne sort pas de cette condition, sinon elle mourrait. Il y a ou la vie ou la mort, et dès que cette réalité dont nous parlons ne s’éprouve plus soi-même, il n’y a plus que la mort. La vie qui s’éprouve elle-même tend donc à s’éprouver sans cesse davantage.

  Or, que se passe-t-il dans l’œuvre d’art ? En elle, il y a comme une mise en éveil de ma subjectivité, parce que les formes, les couleurs, les graphismes éveillent en moi ces forces dont elles sont l’expression. Parce que ses couleurs, beaucoup plus que les couleurs ternes et indifférentes du monde qui ne provoquent plus en moi que des tonalités affaiblies, vont forcément actualiser ces tonalités et leur donner une intensité dynamique et émotionnelle beaucoup plus grande. Il y a donc, par la médiation de l’œuvre d’art, comme une intensification de la vie, aussi bien chez le spectateur que chez le créateur. C’est une sorte d’advenue à la vie la plus essentielle qui fuse en chacun de nous. Le créateur est alors quelqu’un qui accomplit une œuvre éthique, s’il est vrai que l’éthique consiste à vivre notre lien à la vie de façon de plus en plus intense. Je soutiens là des idées qui proviennent de mon orientation actuelle où confluent l’esthétique de Kandinsky, le livre que je viens d’écrire sur le christianisme et peut-être aussi l’approfondissement des thèses phénoménologiques que j’ai toujours défendues.

A ses débuts l’art était religieux dans son essence, avant qu’il y ait une dimension spécifique de l’art qui suppose une dégradation de l’humanité. Qu’est-ce que la religion ? Religio, cela veut dire un lien – que l’étymologie soit vraie ou fausse, cela n’a aucune importance, c’est un schème de travail. Ce lien pour moi, est celui du vivant à la vie. C’est le lien mystérieux et intérieur qui fait qu’il n’y a pas de vivant sans la vie – une vie qui est la sienne et plus que la sienne. L’éthique a pour but de nous faire vivre ce lien, c’est-à-dire de faire que ce lien oublié soit revécu. Elle veut nous rendre à notre condition métaphysique. C’est-à-dire faire en sorte – c’est chrétien, mais ça pourrait être aussi bien nietzschéen peut-être – que le vivant, au lieu de retomber dans sa condition circonscrite et limitée, éprouve la vie en lui, dans une sorte d’expérience – je ne dirais pas mystique, tellement ce mot est imprécis –, mais enfin, quand même, dans une intensification radicale de la vie. Voilà ce que vise à susciter l’éthique. Puisque nous vivons ce lien, la vie du vivant consiste à vivre, sans le savoir, son lien à la vie. Ce lien peut être oublié. Au fur et à mesure que l’homme ne s’attache plus qu’aux choses matérielles et à leurs contingences, il est sans cesse détourné de son lien véritable. Mais il peut le revivre, non pas par une réflexion intellectuelle, mais probablement dans des expériences pures qui sont pathétiques. L’éthique vise à provoquer des expériences de ce genre, à nous mettre dans des conditions où, au lieu de vivre d’une vie perdue dans le souci du monde, nous revivons intérieurement ce lien radical. Il existe également une sphère qui permet cela dans son principe, c’est l’art. L’art est par nature éthique. Dans la mesure où l’art éveille en nous les puissances affectives et dynamiques d’une vie qui est à la fois elle-même et plus qu’elle-même, il est l’éthique par excellence. Il est aussi une forme de vie religieuse. C’est la raison pour laquelle l’expérience esthétique est fondamentalement sacrée et toutes les grandes œuvres d’art sont des œuvres sacrées qui ont un très grand pouvoir sur nous. Même en des temps d’incroyance – comme aujourd’hui – des gens indifférents à la religion sont bouleversés devant des œuvres sacrées. Ce lien de l’art avec le sacré n’est donc plus affirmé ici gratuitement comme chez Heidegger, qui l’a fabriqué, lui, en faisant venir des dieux qui...

« ... ne mènent nulle part » ?...

Des dieux qui étaient les dieux grecs, des dieux qu’il avait trouvés chez Hölderlin... Eh oui, c’est plein de dieux tout cela ! Mais quel est le fondement des dieux chez Heidegger ? Laissons cette question de côté et revenons au lien essentiel qui existe entre l’intersubjectivité, l’éthique, l’esthétique et la religion. Pour moi, l’esthétique est une forme de religion au sens de lien fondamental, constitutif de tout vivant transcendantal, avec la vie absolue – il n’y a pas d’autre vie d’ailleurs que la vie transcendantale. Il n’y a pas d’autre vie puisque les biologistes eux-mêmes disent qu’ils n’étudient plus la vie, ils étudient des particules matérielles. François Jacob soutient par exemple qu’on n’interroge plus la vie aujourd’hui en laboratoire. La vie n’est qu’une vieille entité métaphysique. Alors, ou bien il n’y a pas de vie du tout, ou bien il faut dire que la vie est la vie transcendantale. La vie transcendantale, c’est la cogitatio de Descartes, c’est la sensation, l’affection, la passion.

La vie est la transcendance ?

  Ce n’est pas la transcendance. La vie est aussi une vie au monde, mais quand la phénoménologie étudie l’être-au-monde, elle croit parler de la vie. En fait, elle présuppose la vie sans l’expliquer. Pour expliquer la vie, il faut tenir compte de cette dimension d’auto-affection où ce qui s’éprouve, s’éprouve soi-même, comme dans toute douleur. Or, cette sorte d’intériorité a été rejetée par les phénoménologues à la suite du fondateur. Pour Husserl, c’est beaucoup plus complexe en réalité parce qu’il est revenu à l’impression, mais pour Heidegger, l’homme est directement au monde. Pour Merleau-Ponty aussi (11). Pourtant, ils sont constamment obligés de présupposer cette vie.

La question se pose alors du rapport entre cette transcendance là et la transcendance divine. Vous dites finalement que la vie est auto-affection de soi, donc la vie se reconnaît elle-même. Or, chez Lévinas, par exemple, c’est quand même l’altérité qui est première. Chez vous il semble que ce soit l’ipséité de la vie...

  C’est une question qu’on me pose souvent. Je l’ai toujours éludée. Il faut distinguer, à mon avis, deux sens radicalement différents de la transcendance. D’abord la transcendance des phénoménologues qui désigne simplement le fait que ma conscience atteint directement une chose. Transcendance au sens de Husserl, cela veut dire que la conscience intentionnelle se dépasse vers un objet, y compris le plus humble, qu’elle atteint immédiatement sans passer par une représentation. Elle atteint «la chose même». Et cet objet, il est dit transcendant. La transcendance a ici le sens le plus trivial. C’est l’objet transcendant par rapport à mon regard. Cela entraîne une grande équivoque parce que le sens traditionnel du mot transcendance est un sens religieux qui se réfère à Dieu. Et cela veut dire aussi quelque chose qui est hors du monde, quelque chose qui est a-cosmique, comme la vie dont je parle, et qui, parce qu’elle ne se montre pas dans le monde, est invisible : je ne peux pas la voir, ni la toucher. Il y a là une équivoque énorme. Il s’agit de deux sens totalement différents de la transcendance ! Or, le coup de génie et l’ambiguïté de Heidegger, c’est d’avoir écrasé un sens sur l’autre. Cette façon d’atteindre la chose dans le monde et d’être au monde, qui était le «transcendant» de Husserl, a été le transcendant de son Être à lui. « L’Être transcendant » de Heidegger, c’est cet horizon d’extériorité, d’ailleurs déjà insaisissable, où j’atteins toute chose. «L’Être est le transcendant pur et simple», dit-il. Il y a là un escamotage et une source de confusion parce que les gens ne peuvent pas reconnaître ses dieux, surtout quand on a défini traditionnellement Dieu en tant qu’Être absolu, comme dans toutes les conceptions scolastiques ou théologiques. Alors, puisque l’Être heideggerien n’est pas le même que l’Être traditionnellement identifié à Dieu, l’Être semble revêtir plusieurs sens. Dieu, pour moi c’est la vie, d’ailleurs pour le christianisme aussi, pour le Christ aussi. Dire que l’homme est fils de Dieu, c’est le définir par la vie. Tel n’est pas le cas du caillou, lequel n’est pas le fils d’un autre caillou. La problématique de l’étant, de l’Être de l’étant, de leur différence, apparaît secondaire et étrangère à la problématique fondamentale et originelle de la relation du vivant à la Vie.

J’en viens à Lévinas. Chez Lévinas, qui m’avait consacré un cours à la Sorbonne(12), il y a une certaine disqualification de l’intentionnalité et du sujet, parce que l’intentionnalité, c’est «Je pense quelque chose», avec une sorte de domination du sujet sur l’objet. Lévinas, je crois, a renversé ce rapport à la suite de la lecture de L’Essence de la manifestation (13). Pour lui l’homme n’est pas « maître et possesseur du monde », ce n’est pas Je qui commence car, en fait, je suis atteint par l’Autre. Si le rapport à l’Autre n’est plus le rapport du sujet à l’objet, si le sujet est en quelque sorte frappé et même posé dans son être par quelque chose d’autre qui le met là où il est, tout est à repenser. Mais quel est le statut phénoménologique de l’altérité chez Lévinas ? Son Autre est ambigu : est-ce l’autre ou est-ce Dieu, ou l’autre est-il la façon dont Dieu me frappe ? Cette philosophie qui a voulu renverser le rapport est grandiose, elle a fondé une éthique, elle a mis le sujet sous le regard de l’Autre, ce que Sartre avait d’ailleurs déjà fait d’une certaine façon (14). Mais, encore une fois, de quel Autre parle-t-on ? Je me demande si la question éthique de l’altérité ne renvoie pas secrètement à une question phénoménologique plus essentielle encore : celle d’une autre phénoménalité, d’un autre mode de manifestation et de révélation qui est précisément la Vie. Si l’on se place dans une philosophie de la vie, il y a aussi une altérité : c’est celle que signifie la vie pour tout vivant. Seulement ce rapport ne peut plus être compris comme un rapport ek-statique, mais comme un rapport pathétique.

C’est le problème du visage ?

Oui, mais alors quel est le statut phénoménologique du visage? Pour moi la vie est sans visage. Je crois qu’il y a une altérité fondamentale dans la vie. L’egologie est dépassée, dans la mesure où il y a une naissance transcendantale de l’ego. Je ne pars donc plus de l’ego cogito, comme Descartes, mais je soutiens que l’ego a été apporté en lui-même. C’est la théorie de l’ipséité: l’ipséité n’est pas du tout une egologie, on ne peut pas confondre ipséité et ego, parce que l’ego n’est un ego que sur le fond d’une ipséité qui le donne à lui-même et dans lequel il n’est pour rien. Autrement dit, il n’y a d’ego et de moi que par une ipséité fondamentale qui est le Soi, et qui est le Soi de la vie.

  La vie – la vie absolue, la vie qui s’auto-génère, qui est la vie dont parle Maître Eckhart, la vie qui s’auto-affecte en un sens radical –, en s’éprouvant soi-même, génère en elle une ipséité. Dans cette ipséité, et par elle, sont possibles de multiples moi et de multiples ego. J’ai montré dans mon livre sur le christianisme comment l’ego est engendré à partir d’une ipséité fondamentale, elle-même engendrée à partir d’une vie absolue. Il y a un processus de naissance transcendantale de l’ego et le seul penseur qui l’ait aperçu sans toutefois le théoriser, c’est Kierkegaard. Il a affirmé que nous sommes un Soi transcendantal, un Soi avec un grandS, qu’il n’y a pas d’homme indépendamment d’un Soi transcendantal puisqu’il n’y a pas de définition biologique de l’homme. Si l’on dit que l’homme est un animal «rationnel» on se heurte au fait que la raison est impersonnelle et en plus elle est sujette à caution car on peut concevoir d’autres raisons que la nôtre, ce qu’a fait Descartes puisque, pour lui, les vérités rationnelles sont créées. Il y a d’autres mondes possibles. Il y a donc d’autres structures d’appréhension des choses. Mais ce n’est pas le cas pour le Soi, parce que le Soi est quelque chose qui se rapporte à soi absolument et selon une relation infrangible qui ne peut être autre que ce qu’elle est. Se rapporter à soi, ce n’est pas un rapport ek-statique, mais un rapport pathétique.

   Il y a bien une transcendance au sens traditionnel, mais cette transcendance n’est pas du tout ek-statique, elle est la relation, impensée jusqu’à présent, du vivant à la vie, qu’on peut lire comme l’épreuve que le vivant fait de la vie, qui est, au fond, l’épreuve que font tous les mystiques et que les gens vivent sans le savoir. Ils vivent cette épreuve parce qu’ils ne sont rien d’autre que cela, mais ils la vivent sans le savoir parce qu’ils vivent dans l’hébétude, dans une espèce de fascination à l’égard du monde de l’aliénation radicale, dans un état que le monde moderne accroît vertigineusement avec les médias, ces images qui sont l’anti-art. Car, l’image de l’art, c’est la résurrection de la vie en nous.

  On peut essayer de comprendre cette relation du vivant à la vie – comment la vie génère en elle le vivant – à la manière de Maître Eckhart. Alors là, il faut carrément se placer en Dieu, que nous ne sommes pas, pour comprendre comment dans la vie est nécessairement généré – pour qu’elle soit la vie – un premier vivant. La vie ne peut être qu’un Soi. C’est au fond ce que dit le christianisme. C’est la seule pensée profonde et intelligente sur l’homme.

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